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Un malfaiteur bienfaisant, un forçat compatissant, doux, secourable, clément, rendant le bien pour le mal, rendant le pardon pour la haine, préférant la pitié à la vengeance, aimant mieux se perdre que de perdre son ennemi, sauvant celui qui l’a frappé, agenouillé sur le haut de la vertu, plus voisin de l’ange que de l’homme! Javert était contraint de s’avouer que ce monstre existait.

Cela ne pouvait durer ainsi.

Certes, et nous y insistons, il ne s’était pas rendu sans résistance à ce monstre, à cet ange infâme, à ce héros hideux, dont il était presque aussi indigné que stupéfait. Vingt fois, quand il était dans cette voiture face à face avec Jean Valjean, le titre légal avait rugi en lui. Vingt fois, il avait été tenté de se jeter sur Jean Valjean, de le saisir et de le dévorer, c’est-à-dire de l’arrêter. Quoi de plus simple en effet? Crier au premier poste devant lequel on passe: – Voilà un repris de justice en rupture de ban! appeler les gendarmes et leur dire: – Cet homme est pour vous! ensuite s’en aller, laisser là ce damné, ignorer le reste, et ne plus se mêler de rien. Cet homme est à jamais le prisonnier de la loi; la loi en fera ce qu’elle voudra. Quoi de plus juste? Javert s’était dit tout cela; il avait voulu passer outre, agir, appréhender l’homme, et, alors comme à présent, il n’avait pas pu; et chaque fois que sa main s’était convulsivement levée vers le collet de Jean Valjean, sa main, comme sous un poids énorme, était retombée, et il avait entendu au fond de sa pensée une voix, une étrange voix qui lui criait: – C’est bien. Livre ton sauveur. Ensuite fais apporter la cuvette de Ponce-Pilate, et lave-toi les griffes.

Puis sa réflexion tombait sur lui-même, et à côté de Jean Valjean grandi, il se voyait, lui Javert, dégradé.

Un forçat était son bienfaiteur!

Mais aussi pourquoi avait-il permis à cet homme de le laisser vivre? Il avait, dans cette barricade, le droit d’être tué. Il aurait dû user de ce droit. Appeler les autres insurgés à son secours contre Jean Valjean, se faire fusiller de force, cela valait mieux.

Sa suprême angoisse, c’était la disparition de la certitude. Il se sentait déraciné. Le code n’était plus qu’un tronçon dans sa main. Il avait affaire à des scrupules d’une espèce inconnue. Il se faisait en lui une révélation sentimentale, entièrement distincte de l’affirmation légale, son unique mesure jusqu’alors. Rester dans l’ancienne honnêteté, cela ne suffisait plus. Tout un ordre de faits inattendus surgissait et le subjuguait. Tout un monde nouveau apparaissait à son âme, le bienfait accepté et rendu, le dévouement, la miséricorde, l’indulgence, les violences faites par la pitié à l’austérité, l’acception de personnes, plus de condamnation définitive, plus de damnation, la possibilité d’une larme dans l’œil de la loi, on ne sait quelle justice selon Dieu allant en sens inverse de la justice selon les hommes. Il apercevait dans les ténèbres l’effrayant lever d’un soleil moral inconnu; il en avait l’horreur et l’éblouissement. Hibou forcé à des regards d’aigle.

Il se disait que c’était donc vrai, qu’il y avait des exceptions, que l’autorité pouvait être décontenancée, que la règle pouvait rester court devant un fait, que tout ne s’encadrait pas dans le texte du code, que l’imprévu se faisait obéir, que la vertu d’un forçat pouvait tendre un piège à la vertu d’un fonctionnaire, que le monstrueux pouvait être divin, que la destinée avait de ces embuscades-là, et il songeait avec désespoir que lui-même n’avait pas été à l’abri d’une surprise.

Il était forcé de reconnaître que la bonté existait. Ce forçat avait été bon. Et lui-même, chose inouïe, il venait d’être bon. Donc il se dépravait.

Il se trouvait lâche. Il se faisait horreur.

L’idéal pour Javert, ce n’était pas d’être humain, d’être grand, d’être sublime; c’était d’être irréprochable.

Or, il venait de faillir.

Comment en était-il arrivé là? comment tout cela s’était-il passé? Il n’aurait pu se le dire à lui-même. Il prenait sa tête entre ses deux mains, mais il avait beau faire, il ne parvenait pas à se l’expliquer.

Il avait certainement toujours eu l’intention de remettre Jean Valjean à la loi, dont Jean Valjean était le captif, et dont lui, Javert, était l’esclave. Il ne s’était pas avoué un seul instant, pendant qu’il le tenait, qu’il eût la pensée de le laisser aller. C’était en quelque sorte à son insu que sa main s’était ouverte et l’avait lâché.

Toutes sortes de nouveautés énigmatiques s’entr’ouvraient devant ses yeux. Il s’adressait des questions, et il se faisait des réponses, et ses réponses l’effrayaient. Il se demandait: Ce forçat, ce désespéré, que j’ai poursuivi jusqu’à le persécuter, et qui m’a eu sous son pied, et qui pouvait se venger, et qui le devait tout à la fois pour sa rancune et pour sa sécurité, en me laissant la vie, en me faisant grâce, qu’a-t-il fait? Son devoir. Non. Quelque chose de plus. Et moi, en lui faisant grâce à mon tour, qu’ai-je fait? Mon devoir. Non. Quelque chose de plus. Il y a donc quelque chose de plus que le devoir? Ici il s’effarait; sa balance se disloquait; l’un des plateaux tombait dans l’abîme, l’autre s’en allait dans le ciel; et Javert n’avait pas moins d’épouvante de celui qui était en haut que de celui qui était en bas. Sans être le moins du monde ce qu’on appelle voltairien, ou philosophe, ou incrédule, respectueux au contraire, par instinct, pour l’église établie, il ne la connaissait que comme un fragment auguste de l’ensemble social; l’ordre était son dogme et lui suffisait; depuis qu’il avait l’âge d’homme et de fonctionnaire, il mettait dans la police à peu près toute sa religion; étant, et nous employons ici les mots sans la moindre ironie et dans leur acception la plus sérieuse, étant, nous l’avons dit, espion comme on est prêtre. Il avait un supérieur, M. Gisquet; il n’avait guère songé jusqu’à ce jour à cet autre supérieur, Dieu.

Ce chef nouveau, Dieu, il le sentait inopinément, et en était troublé.

Il était désorienté de cette présence inattendue; il ne savait que faire de ce supérieur-là, lui qui n’ignorait pas que le subordonné est tenu de se courber toujours, qu’il ne doit ni désobéir, ni blâmer, ni discuter, et que, vis-à-vis d’un supérieur qui l’étonne trop, l’inférieur n’a d’autre ressource que sa démission.

Mais comment s’y prendre pour donner sa démission à Dieu?

Quoi qu’il en fût, et c’était toujours là qu’il en revenait, un fait pour lui dominait tout, c’est qu’il venait de commettre une infraction épouvantable. Il venait de fermer les yeux sur un condamné récidiviste en rupture de ban. Il venait d’élargir un galérien. Il venait de voler aux lois un homme qui leur appartenait. Il avait fait cela. Il ne se comprenait plus. Il n’était pas sûr d’être lui-même. Les raisons mêmes de son action lui échappaient, il n’en avait que le vertige. Il avait vécu jusqu’à ce moment de cette foi aveugle qui engendre la probité ténébreuse. Cette foi le quittait, cette probité lui faisait défaut. Tout ce qu’il avait cru se dissipait. Des vérités dont il ne voulait pas l’obsédaient inexorablement. Il fallait désormais être un autre homme. Il souffrait les étranges douleurs d’une conscience brusquement opérée de la cataracte. Il voyait ce qu’il lui répugnait de voir. Il se sentait vidé, inutile, disloqué de sa vie passée, destitué, dissous. L’autorité était morte en lui. Il n’avait plus de raison d’être.