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Les mots sont des farceurs. Ils changent de sens comme de chemise ou de bonnet. Inutile de leur demander leurs papiers : ils en ont plein les poches. Ne pas se fier à leur apparence, à leur réputation. Ils aiment bien égarer l’auditeur ou le lecteur.

Ainsi, cette malheureuse aventure érotique qui utilise à mesure qu’elle avance les mots suivez-moi-jeune-homme, gallant, embrasse, chambre à louer, pelotage, entrelacement, queue, fente passepoilée, trou-trou, mettre l’un dans l’autre, panne.

Au vrai, il s’agit de mots bien innocents qui relèvent du domaine de la mode et de la couture.

Un suivez-moi-jeune-homme est un chapeau dont les longs rubans flottaient dans le dos des femmes.

Le gallant (avec deux l) est une embrasse de rideau.

La chambre à louer est un défaut de couture qui provoque une ouverture incongrue.

Le pelotage est un assemblage de fils sous la forme d’une pelote.

Entrelacement est un terme de tricotage.

La queue est la partie arrière, basse, de l’habit de cérémonie.

Quand elle est passepoilée, la fente, utilitaire ou ornementale, d’un vêtement est renforcée d’un cordonnet enveloppé dans du tissu.

Le trou-trou désigne en passementerie un galon dans lequel ont été pratiqués des petits jours.

Mettre l’un sur l’autre et mettre l’un dans l’autre sont deux expressions employées dans les travaux de couture.

Enfin, la panne est un tissu dont la confection imite celle du velours.

Ça y est, on est rhabillé ?

Raccord (c’est)

« C’est raccord », dit la scripte. Expression employée au cinéma et à la télévision pour indiquer que deux scènes qui n’ont pas été tournées à la suite ne présentent aucune différence dans le décor et l’apparence des personnages, et peuvent donc être raccordées au montage.

Au figuré, l’expression est pratique. On écrira du président de la République et de son Premier ministre que, sur telle affaire politique, ils sont raccord ou ne sont pas raccord. Les dissensions à la tête des entreprises viennent de ce que leurs dirigeants, après avoir adopté et mené ensemble une stratégie économique, divergent dans leurs conclusions et leurs nouveaux plans. Ils ne sont plus raccord. Ils ne sont plus d’accord.

C’est dans l’amour qu’ « être raccord » présente à la longue le plus de difficultés. Dans les premiers temps de la passion, on est raccord sur tout, matin et soir. Gestes et paroles s’enchaînent naturellement. Pas besoin d’une scripte pour signaler une anomalie, une bizarrerie. Il n’y en a pas. Je t’aime, tu m’aimes : c’est raccord !

Et puis, au fil du temps, s’installent peu à peu les nuances, les variantes, les écarts, les distances, les particularités, les différences. Le couple est de moins en moins raccord. Ils le constatent. Ils se le disent. Ça les navre. Ils vont faire un effort. Quand ils sont pour une fois à l’unisson, ils disent : « Là-dessus, on est raccord. » Pas bon signe. Il y a désormais entre eux une scripte qui les surveille. Le film ira-t-il jusqu’au bout ?

Raspaillette (à la)

À la pétanque, le joueur qui tire à la raspaillette ne cherche pas à frapper directement la boule adverse, « en plein fer » comme disent les spécialistes. Il se contente de la lancer dans la direction souhaitée en la laissant rouler et rebondir et en espérant qu’au passage elle dégommera la boule visée. Tirer à la raspaillette (du provençal raspaieto, par ricochet) est autorisé, mais peu glorieux. Un tir à la raspaillette, même gagnant, est moqué par les « vrais » joueurs de pétanque.

J’ai entendu, de mes oreilles entendu, prononcer de nombreuses fois cette expression provençale à Addis-Abeba, sur la place de la gare, tandis que se déroulait un concours organisé par le club de pétanque du Cercle des cheminots. La France a construit la ligne de chemin de fer qui relie Djibouti à Addis-Abeba. Il en reste encore quelques vestiges qui rappellent que le français était la langue officielle de la compagnie et que la plupart des employés étaient tenus de la parler. Ce sont ces vieux cheminots qui lançaient leurs boules en s’exprimant soit dans un français un peu oublié, soit dans un amharique truffé de mots là-bas très exotiques comme « cochonnet », « pointer », « carreau ». Et le populaire « à la raspaillette » que des joueurs plus jeunes avaient appris de leurs aînés et qu’ils utilisaient pour moquer l’impossibilité de ceux-ci à désormais tirer avec force, en levant haut la main.

Rhinocéros

Il est bon que l’orthographe complexe du nom de certains animaux soit en concordance avec leur morphologie. Ainsi, la tête archaïque du rhinocéros s’accommode-t-elle bien de la première syllabe de son nom, la lettre h apparemment inutile s’intercalant entre le r et le i. Le rinocéros serait banal, sans mystère. Avec le rhinocéros, on voit pointer sur sa gueule ses deux défenses énigmatiques. La préhistoire s’inscrit dans son corps et dans son identité.

La tête de l’hippopotame n’est pas mal non plus. Le h qui ouvre son nom en est le contrepoint écrit.

En revanche, le minuscule é au début du mot éléphant est sans commune mesure avec la tête volumineuse du pachyderme, ses vastes oreilles, sa trompe, ses défenses, sa phénoménale mémoire. Avec un h, l’héléphant aurait sur le papier beaucoup plus de poids, une tête conforme à sa nature. Un troupeau d’héléphants, la charge des héléphants, les héléphants d’Hannibal (imagine-t-on Hannibal sans h ? C’est toute la bravoure du Carthaginois qui ficherait le camp), le cimetière des héléphants…

Le mammouth, lui, est gâté. Trois m sur huit lettres lui donnent un cubage, une assise, une puissance d’animal réellement fantastique.

Difficile d’écrire sans faute le nom bizarre de l’ornithorynque. Avec son bec de canard, ses fuselage et pelage de loutre, sa queue plate de pale d’aviron, n’est-il pas lui-même d’une étrange anatomie ?

Quant aux dinosaures, tels le tricératops, le tyrannosaure ou le deinonychus, leurs noms sont des horreurs en terrifiante harmonie avec leur monstrueuse apparence. Nos ancêtres les hominidés francophones ne pouvaient pas s’y tromper…

> Hippopotame, Libellule

Rire

Seules les femmes savent rire. Les hommes s’esclaffent, se gondolent, rigolent, hennissent, se boyautent. Je ne dis pas que tous les rires de tous les hommes sont vulgaires. Il en est certains dont la joie éclate avec une certaine élégance. Mais chez beaucoup d’hommes, le rire sonne lourd. Ha ! ha ! ha ! Ils émettent des sons trop graves ou trop rauques pour que le rire n’en soit pas plombé. L’expression « rire à ventre déboutonné » n’a pas été inventée pour les femmes. De fait, quand les hommes rient, ils donnent l’impression de se lâcher, de se débraguetter. Rien n’est pire que des hommes avinés qui, à la fin d’un banquet, rient d’histoires salaces. Il m’est arrivé d’en être. Pas fier.

Comment le verbe rioter n’aurait-il pas disparu ? Jean Giono : « Couché dans les genêts, Archias riotait d’un petit rire qui ressemblait au rire des pintades » (Naissance de l’Odyssée). Les hommes ne savent plus rire doucement, ils ne riotent plus. Cela dit, on ne va pas pleurer sur ce rioter qui s’est fait la malle. Il n’est pas joli.