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Je n’ai aimé que des femmes qui, peu ou beaucoup, rient avec une gracieuse allégresse. Le son est limpide. De leurs dents du bonheur s’échappent des notes argentines. Le rire des femmes encourage les hommes à avoir de l’esprit. Ou à faire le clown.

Un matin, dans une cafétéria d’autoroute, on nous servit avec le café des biscuits dans des sachets plastifiés. Elle réussit à en extraire (le verbe extraire n’a pas de passé simple) le sien avec facilité. Moi, je n’y arrivai pas, et ma maladresse déclencha son rire. Plus je tournais et retournais le maudit sachet, tirant ici, forçant là, plus elle riait, et son long rire moqueur était dans ce lieu tristounet comme une chanson matutinale. Vint le moment où, continuant à m’escrimer sur ce bout de plastique qui refusait de s’ouvrir, je ne savais pas si je souhaitais qu’il cédât, ce qui eût, hélas ! mis fin à la joie de ma compagne. Quand elle voulut me porter secours, je refusai pour cette raison, à quoi s’ajoutait la volonté de triompher enfin sous ses yeux de l’objet récalcitrant. Alors, son fou rire reprit de plus belle. Je ne l’avais jamais entendue rire aussi longuement et aussi généreusement, et ce n’était somme toute pas cher payer par mon ridicule ces quelques minutes de gaieté musicale.

Rock’n’roll

Ah, ce que j’aurais aimé être rock’n’roll ! Qu’on dise de moi : « Regarde-le, écoute-le, il est très rock’n’roll ! » Pas rock and roll, qui fait appliqué, plouc. Encore moins rock, franchouillard. Non, rock’n’roll, à prononcer avec l’accent d’Elvis, d’Eddie (Cochran) ou, à tout le moins, de Johnny. Rock’n’roll, avec ses deux apostrophes qui décoiffent, sa graphie explosive, son américanisme tonitruant.

M’habiller rock’n’roll, il n’y fallait pas songer. Déjà qu’avec un foulard dans la chemise je ressemble à un pélican qui a oublié de rentrer son jabot ! Alors, avec du gominé, du cuir, des clous, des chaînes, des bagouzes, de quoi aurais-je eu l’air ? D’un bourgeois qui fait un extra à la Techno Parade.

C’est l’esprit rock’n’roll que j’aurais aimé posséder. Avec une rock’n’roll attitude. C’est-à-dire ? Préférer le rythme à la sagesse, la cadence à la morale, le tempo à la raison, le balancement à la quiétude, la scansion aux bonnes manières. La vie comme la musique rock’n’roll : à quatre temps, en appuyant fort sur le deuxième, le risque, et sur le quatrième, la jouissance. Les deux autres temps ? L’amour et l’amour ! Waouh !

Plusieurs fois j’ai rêvé que je menais une existence rock’n’roll. Je rêvais que je dormais le jour et vivais la nuit.

Je me réveillais épuisé, la bouche puant le whisky et la vodka, les narines en feu, sur les genoux et cependant battant la mesure des deux pieds (métaphore rock’n’roll). Il me fallait une bonne journée bien tranquille, bien pépère, pour me remettre de cette folle nuit rock’n’roll passée sous la couette.

> Désinvolte

Ronchon

Mot d’origine lyonnaise. Qui justifie que je sois parfois ronchon. Et qui m’excuse à moitié. Le ronchonnement est le lot des types qui ne savent pas se mettre en colère. Au lieu de pousser une gueulante qui soulage, de se mettre en pétard, et ça s’entend, et ça se voit qu’ils ne sont pas contents, qu’ils en ont marre de toutes ces conneries, au lieu de fulminer, d’exploser, de hurler, ils grognent, ils râlent, ils bougonnent. Ils ronchonnent. Ah, ce n’est pas Cino Del Duca, le roi de la presse du cœur, qui aurait choisi d’exprimer son mécontentement par quelques mots ronchons ! Il envoyait son téléphone, à l’époque avec fil, à la tête du collaborateur récalcitrant. Je n’aurais pas même osé balancer une gomme ou un trombone ! Non, je maugréais, je marmonnais, je rognonnais, je maronnais, je ronchonnais.

Pas longtemps, pas souvent. Mais quand je suis ronchon, cela se voit et s’entend comme si j’étais dans un état de grande colère.

Salon-bibliothèque

Quelles que soient l’ancienneté des reliures, l’originalité des collections, la rareté des éditions de luxe, la beauté des grands papiers, la distinction des exemplaires numérotés, non coupés, rien ne vaut, dans un salon ou une salle de séjour, l’alignement sur les rayonnages de centaines de livres d’édition courante, y compris de poche, dont on voit bien, aux rides de leurs dos, à la patine du temps, à une légère fatigue générale, qu’ils ont été lus, puis jugés dignes, sur leur contenu et non sur leur apparence, de rester à demeure, sous le regard proche et reconnaissant des habitants du lieu.

> Chambre-bibliothèque, Cuisine-bibliothèque, W-C-bibliothèque

Seau

Le seau est une victime du progrès. Les gens de ma génération se souviennent d’avoir rempli et porté de lourds seaux à charbon, et d’avoir aperçu dans la chambre de leurs parents et grands-parents des seaux hygiéniques. J’ai tenu entre mes jambes le seau dans lequel s’écoulait par saccades le lait de la vache aux pis alternativement serrés. Et combien de seaux d’eau ai-je tirés des puits ? Le récipient s’accrochait à l’extrémité d’une chaîne qui descendait à plus de vingt mètres. On guettait le bruit du métal frappant le liquide. Puis l’on donnait un peu de mou pour bien remplir le seau qui était ensuite remonté à la force des bras en actionnant une manivelle. Éviter toute brusquerie afin de ne pas entendre l’eau retomber dans l’eau.

Les chauds après-midi d’été, l’eau tirée du puits juste avant le goûter des enfants était jugée trop fraîche par ma mère pour être bue sans attendre. C’était le seul moment de la journée où je me portais volontaire pour la corvée du puits. Dès que j’avais hissé le seau sur la margelle, j’arrondissais mes deux mains et les plongeais dans l’eau pour en laper le contenu.

Dans les appartements des villes les seaux ont disparu au profit des cuvettes et des bassines en plastique, alors qu’à la campagne, même s’ils sont eux aussi en plastique, ils tiennent le coup, ils sont encore là. Seaux d’eau tirée aux robinets, ils servent aussi à écoper. Seaux remplis des cendres de la cheminée, qui seront répandues sur des terres à composter. Seaux de friture rapportée de la Saône ou d’un étang des Dombes. Enfin, groupés, empilés, prometteurs, les seaux des vendanges…

Seins

Première photo de l’un de mes premiers repas : au sein gauche de ma mère, sous son regard fier et protecteur.

Depuis combien d’années n’ai-je pas vu dans le train une femme déboutonner son corsage, remonter un bonnet de son soutien-gorge et offrir un sein à son bébé ? Du charnel sans érotisme. De l’amour pur et bio.

En se penchant, les lavandières, les vendangeuses, les ramasseuses de champignons, les jardinières, les moissonneuses, les faneuses, les glaneuses, les cueilleuses de fraises exposaient avec générosité leurs seins au regard plongeant de l’adolescent qui se mettait bien en face.

Le geste instinctif que, toute ma vie, j’aurai le plus souvent réprimé : glisser ma main dans un décolleté affriolant.

Ô seins, ô beaux seins ronds, opulents, voluptueux, inaccessibles, parfois entrevus, de Gina Lollobrigida, de Silvana Pampanini, de Sophia Loren, de Martine Carol, de Silvana Mangano, de Françoise Arnoul, de Sylva Koscina, de Brigitte Bardot, ô beaux seins peccamineux des actrices des années cinquante, que vous nous fîtes rêver, saliver, bander, endêver, délirer, crever de désir !