Выбрать главу

Ces taches de sang sur le pavé du petit matin, tandis que l’eau glougloutait au bord des trottoirs et que les derniers badauds citaient des témoins du crime.

Ces taches de cambouis sur les mains après qu’elles eurent plongé dans le moteur récalcitrant de la voiture qui emmenait ses passagers à la réception du sénateur-maire.

Cette tache de sang sur les mains de lady Macbeth (« Va-t’en, tache damnée ; va-t’en, te dis-je ») que n’ôtera jamais aucun frottement, si énergique et désespéré soit-il.

Ces taches de sauce grand veneur, de chocolat, de fruits rouges et de bougie sur la nappe blanche que, le lendemain matin, l’Antillaise venue en RER du 93 regardait avec consternation.

À la bibliothèque de Florence, cette tache, un pâté, un gros pâté, que, comme un écolier maladroit, Paul-Louis Courier fit sur un passage inédit, qu’il avait miraculeusement retrouvé, d’un très précieux manuscrit des Pastorales, du Grec Longus.

Ces taches marronnasses, éphélides de la vieillesse, qu’avec une lente mais implacable détermination le temps dépose sur la peau des mains et du visage, trop exposés au soleil de la mort.

Tact

Aujourd’hui, le tact a quelque chose de suranné. On prend le tact pour de la prudence, de l’autocensure, de la mièvrerie, alors que c’est une manifestation intuitive de l’intelligence liée à la sensibilité. Comme ça, en un instant, on saisit qu’il ne faut pas dire ceci ou faire cela pour ne pas froisser, blesser, choquer ou humilier. Y céder n’est pas un crime, mais, par manque de tact, on aura fait la preuve que l’on n’est pas un artiste des relations humaines.

Plus la peau de l’autre est tendre, plus le toucher doit être léger. Sur les peaux dures on peut se laisser aller. Sauf que l’on n’a pas toujours une connaissance exacte de l’épaisseur et de l’élasticité des épidermes. Nous nous trompons même sur le nôtre. Nous nous croyons blindés et une piqûre de moustique nous fait mal. C’est pourquoi il est rare que nous manquions de tact vis-à-vis de nous-mêmes.

De l’évaluation spontanée de l’impact d’un geste ou d’une parole dépend le tact que l’on a ou que l’on n’a pas. Parfois, se retenir de lancer une repartie, un bon mot, une apostrophe demande presque de la grandeur d’âme. S’en priver est très frustrant. Mais rien n’est pire que d’observer sur une personne que l’on aime ou que l’on admire le silence, le sourire feint ou la mine froissée provoqués par une petite morsure dont nous ne sommes visiblement pas mécontents.

Têtière et béragnon

Les rêveries d’adolescent me conduisaient vers des triomphes mérités sur des terrains de football ou dans des librairies. La possession du ballon me parut assez rapidement plus aléatoire que la maîtrise des mots. Les pieds ou les mains, il fallait choisir. Si je n’abandonnai pas le foot sur la caillasse de la banlieue lyonnaise, bientôt je ne m’imaginai plus qu’en écrivain renommé. Bizarrement, c’est surtout à la campagne que ma petite tête littéraire enflait. Les livres y étaient rares, et peut-être me considérais-je déjà en terre de mission.

C’était pendant les périodes des foins, des moissons et des vendanges que je m’exaltais le plus. Les récoltes en appellent d’autres. Les livres sont aussi l’aboutissement de longues patiences et de travaux quotidiens obscurs. Moi aussi, après de nombreuses heures volées au sommeil et aux distractions, je produirais des œuvres millésimées.

Si je n’envisageais pas le prix Nobel, c’est parce que j’en ignorais l’existence. Je me contentais du prix Goncourt obtenu avec dispense en raison de mon âge. Le roman avait un titre, Les Têtières et les Béragnons. La têtière est la bande de terre qui limite le haut d’une vigne, le béragnon (patois beaujolais) la terre qui en limite le bas. Avec Les Têtières et les Béragnons, j’optais classiquement pour une opposition des contraires, comme Guerre et Paix, Le Rouge et le Noir, Crime et Châtiment. C’était un roman d’amour avec, ce qui était somme toute assez bien deviné quand on n’a aucune expérience en la matière, des hauts et des bas. Avec aussi un point de vue moral, mon éducation me portant plus volontiers vers la compagnie des têtières qu’au voisinage des béragnons. Encore qu’il fût apparu que sur un coteau (et dans la vie) un béragnon était au-dessus de la têtière de la vigne située en dessous.

Je m’appliquai pour écrire le titre du roman sur une feuille blanche. Avec pleins et déliés, comme M. Cazenave me l’avait appris à l’école communale de Quincié. En voilà encore un beau titre, Les Pleins et les Déliés, pour marquer les antinomies de l’existence. Je n’ai jamais réussi à tomber d’accord avec moi sur la première phrase. Les Têtières et les Béragnons est un roman resté en friche.

Texto

Accro aux textos ! J’en envoie en rafales. Quand ça me prend, je ne peux plus m’arrêter. Un texto en introduit un autre comme un caramel en appelle un autre. Envoyer des textos en mangeant des caramels est une double et délicieuse servitude.

Il y a toutes sortes de textos : des bouteilles à la mer, des textes d’informations pratiques, des messages d’amour, des appels au secours, des farces et attrapes, des rappels à l’ordre, des pensées, maximes et apophtegmes, des propos injurieux, des rébus d’ados, de la poésie, des mots pour passer le temps et ne pas se sentir seul…

Le texto est le moyen le plus rapide et le plus discret de dire : je suis, j’existe. Certains autistes font chauffer les claviers.

Les textos les plus amusants sont ceux qui ressemblent à des parties de ping-pong entre deux correspondants. Dialogues spontanés, questions-réponses immédiates, fulgurantes répliques, ripostes amusantes, mots écrits qui vont de l’un à l’autre presque à la vitesse de la parole. Et si les deux « textologues » sont séparés par deux ou cinq mille kilomètres, la conversation n’en est que plus appréciée tant elle paraît tenir du miracle.

Où êtes-vous, Marguerite Duras, que je vous envoie des textos pour en recevoir de vous qui seront beaux et énigmatiques ? Les vôtres, Gombrowicz, seront burlesques, sarcastiques, obscurs, mais ne jugerez-vous pas les miens trop convenus pour faire l’effort d’y répondre ? Quel est votre numéro de portable, chère Colette, pour que je vous donne des nouvelles de l’académie Goncourt ? Monsieur Panaït Istrati, une de mes amies attend depuis longtemps vos textos. Je vous transmettrai son numéro. Comme je vous transmettrai, San Antonio, le numéro d’un grand médecin de la Pitié-Salpêtrière, pneumologue de mes amis, l’un des Français qui connaissent le mieux votre œuvre, et à qui vous réserverez vos fulgurantes et désopilantes trouvailles.

Les lettres, on ne sait jamais si elles ont été reçues. Elles mettent trop de temps pour arriver à destination. Les textos sont rapides et sûrs. Leur brièveté est adaptée à la communication d’outre-tombe. Sitôt partis, les mots se diluent dans l’espace et se rassemblent aussitôt sur le petit écran visé, situé quelque part sur la terre ou dans le ciel. Où êtes-vous, Antoine Blondin, Nathalie Sarraute, Henri Thomas, Jean-Edern Hallier, et vous encore, Roger Vrigny, Jean Cau, Alexandre Vialatte, Jean Cocteau, dont le talent s’exprimerait à merveille dans la concision et le naturel du texto ?