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Le bovarysme peut aller se rhabiller. Donjuanesque est moins utilisé que Don Juan. Faustien appartient au langage littéraire, picrocholin au langage recherché. Lilliputien a une petite clientèle. Gargantuesque est le seul adjectif tiré du nom d’un personnage romanesque ou théâtral dont la popularité est aussi grande que ubuesque. L’un et l’autre font dans la démesure.

Vécu

Nous suivions à pied le fourgon qui emportait lentement mon père pour sa dernière promenade. Je repassais dans ma tête les principaux épisodes de sa vie d’homme, de mari, de père. Si je ne pleurais plus, je portais ma tristesse comme une armure. Impossible de troubler ma méditation. Mais si ! Mes yeux se portèrent sur la plaque d’immatriculation arrière de la voiture mortuaire. Il y avait deux lettres : VQ. J’ai souri. N’eût été le passager du fourgon, je me serais esclaffé.

Je me suis demandé si la société des pompes funèbres, saisie par un humour noir, avait comploté avec la Préfecture pour obtenir ces deux lettres. Donner à la voiture un état civil en conformité avec sa fonction. Rappeler à la famille et aux amis que l’homme ou la femme transporté(e) avait vécu, participe passé du verbe vivre, et que c’en était maintenant fini. Peut-être aussi amuser un instant des personnes plongées dans l’affliction ? C’était réussi.

Il se peut également que la carte grise de cette grosse voiture noire ait été établie au moment où les services d’immatriculation distribuaient les VQ. En ce cas, le hasard aura été malicieusement réaliste.

Vieillir

Vieillir, c’est chiant. J’aurais pu dire : vieillir, c’est désolant, c’est insupportable, c’est douloureux, c’est horrible, c’est déprimant, c’est mortel. Mais j’ai préféré « chiant » parce que c’est un adjectif vigoureux qui ne fait pas triste.

Vieillir, c’est chiant parce qu’on ne sait pas quand ça a commencé et l’on sait encore moins quand ça finira. Non, ce n’est pas vrai qu’on vieillit dès notre naissance. On a été longtemps si frais, si jeune, si appétissant. On était bien dans sa peau. On se sentait conquérant. Invulnérable. La vie devant soi. Même à cinquante ans, c’était encore très bien. Même à soixante. Si, si, je vous assure, j’étais encore plein de muscles, de projets, de désirs, de flamme. Je le suis toujours, mais voilà, entre-temps — mais quand ? — j’ai vu dans le regard des jeunes, des hommes et des femmes dans la force de l’âge qu’ils ne me considéraient plus comme un des leurs, même apparenté, même à la marge. J’ai lu dans leurs yeux qu’ils n’auraient plus jamais d’indulgence à mon égard. Qu’ils seraient polis, déférents, louangeurs, mais impitoyables. Sans m’en rendre compte, j’étais entré dans l’apartheid de l’âge.

Le plus terrible est venu des dédicaces des écrivains, surtout des débutants. « Avec respect », « En hommage respectueux », « Avec mes sentiments très respectueux ». Les salauds ! Ils croyaient probablement me faire plaisir en décapuchonnant leur stylo plein de respect ? Les cons ! Et du « cher monsieur Pivot » long et solennel comme une citation à l’ordre des Arts et Lettres qui vous fiche dix ans de plus !

Un jour, dans le métro, c’était la première fois, une jeune fille s’est levée pour me donner sa place. J’ai failli la gifler. Puis, la priant de se rasseoir, je lui ai demandé si je faisais vraiment très vieux, si je lui étais apparu fatigué. « Non, non, pas du tout, a-t-elle répondu, embarrassée. J’ai pensé que… » Moi, aussitôt : « Vous pensiez que… ? — Je pensais, je ne sais pas, je ne sais plus, que ça vous ferait plaisir de vous asseoir. — Parce que j’ai les cheveux blancs ? — Non, c’est pas ça, je vous ai vu debout et comme vous êtes plus âgé que moi, ç’a été comme un réflexe, je me suis levée… — Je parais beaucoup beaucoup plus âgé que vous ? — Non, oui, enfin un peu, mais ce n’est pas une question d’âge… — Une question de quoi, alors ? — Je ne sais pas, une question de politesse, enfin je crois… » J’ai arrêté de la taquiner, je l’ai remerciée de son geste généreux et l’ai accompagnée à la station où elle descendait pour lui offrir un verre.

Lutter contre le vieillissement c’est, dans la mesure du possible, ne renoncer à rien. Ni au travail, ni aux voyages, ni aux spectacles, ni aux livres, ni à la gourmandise, ni à l’amour, ni à la sexualité, ni au rêve. Rêver, c’est se souvenir, tant qu’à faire, des heures exquises. C’est penser aux jolis rendez-vous qui nous attendent. C’est laisser son esprit vagabonder entre le désir et l’utopie. La musique est un puissant excitant du rêve. La musique est une drogue douce. J’aimerais mourir, rêveur, dans un fauteuil en écoutant soit l’adagio du Concerto no 23 en la majeur de Mozart, soit, du même, l’andante de son Concerto no 21 en ut majeur, musiques au bout desquelles se révéleront à mes yeux pas même étonnés les paysages sublimes de l’au-delà.

Mais Mozart et moi ne sommes pas pressés. Nous allons prendre notre temps. Avec l’âge le temps passe soit trop vite, soit trop lentement. Nous ignorons à combien se monte encore notre capital. En années ? En mois ? En jours ? Non, il ne faut pas considérer le temps qui nous reste comme un capital. Mais comme un usufruit dont, tant que nous en sommes capables, il faut jouir sans modération. Après nous, le déluge ? Non, Mozart.

Vivre

Verbe irrégulier. Très irrégulier. La santé, l’intelligence et la fortune sont fort inégalement réparties. Vivre est un verbe tellement désordonné, irrationnel, que certains êtres vivants — cellules, virus, moustiques, loups, hommes — deviennent des déviants, des insoumis, des francs-tireurs. Des irréguliers.

Verbe du troisième groupe. Comme mourir. C’est dans ce groupe que la conjugaison est la plus difficile, mais aussi la plus surprenante. La plus passionnante. Heureux celui dont la vie a été assez riche pour conjuguer vivre à tous les modes, à tous les temps, avec beaucoup de personnes.

Verbe transitif, intransitif et pronominal. C’est selon. Les transitifs directs vivent à tout berzingue, ils sont francs et ne font pas de chichis. Les transitifs indirects sont des personnes avisées qui consultent et tergiversent avant de s’engager. Les intransitifs sont des individualistes endurcis qui, ne faisant l’objet d’aucun complément, vivent en autarcie. Enfin, les pronominaux, tous gens réfléchis qui se questionnent, se contemplent, s’aiment et se félicitent, se vivent dans un égotisme à la Rousseau.

De tous les verbes, c’est vivre qui a le plus beau participe présent : vivant.

WC-bibliothèque

Peu d’espace à consacrer aux livres, à leur lecture peu de temps. Mais une petite halte culturelle dans les W-C des maisons de campagne ou de famille est souvent très appréciée, surtout des parents et amis de passage. Encore faut-il savoir adapter l’offre aux circonstances. À déconseiller, par exemple, Guerre et Paix, Autant en emporte le vent et autres œuvres monumentales que ne parviendrait pas à entamer une méthode de lecture rapide, même jointe à une sévère constipation. Ce n’est pas un lieu pour l’érotisme, ni pour le roman d’amour ou d’aventures, ni pour la science-fiction. La philosophie, oui, mais trop long. Le polar, non, trop compliqué. La spiritualité, oui, car il est bon d’élever son âme en de si prosaïques moments, mais non, parce que la présence de tels livres dans les chiottes risque d’être mal interprétée.