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Longtemps il m'avait fait sauter sur sa jambe tendue en chantant: «A cheval sur mon bidet; quand il trotte il fait des pets», et je riais de scandale. Il ne chanta plus: il m'assit sur ses genoux et me regarda dans le fond des yeux: «Je suis homme, répétait-il d'une voix publique, je suis homme et rien d'humain ne m'est étranger.» Il exagérait beaucoup: comme Platon fit du poète, Karl chassait de sa République l'ingénieur, le marchand et probablement l'officier. Les fabriques lui gâtaient le paysage; des sciences pures, il ne goûtait que la pureté. A Guérigny où nous passions la dernière quinzaine de juillet, mon oncle Georges nous emmenait visiter les fonderies: il faisait chaud, des hommes brutaux et mal vêtus nous bousculaient; abasourdi par des bruits géants, je mourais de peur et d'ennui; mon grand-père regardait la coulée en sifflant, par politesse, mais son œil restait mort. En Auvergne, par contre, au mois d'août, il furetait à travers les villages, se plantait devant les vieilles maçonneries, frappait les briques du bout de sa canne: «Ce que tu vois là, petit, me disait-il avec animation, c'est un mur gallo-romain.» Il appréciait aussi l'architecture religieuse et, bien qu'il abominât les papistes, il ne manquait jamais d'entrer dans les églises quand elles étaient gothiques; romanes, cela dépendait de son humeur. Il n'allait plus guère au concert mais il y avait été: il aimait Beethoven, sa pompe, ses grands orchestres; Bach aussi, sans élan. Parfois il s'approchait du piano et, sans s'asseoir, plaquait de ses doigts gourds quelques accords: ma grand-mère disait, avec un sourire fermé: «Charles compose.» Ses fils étaient devenus – Georges surtout – de bons exécutants qui détestaient Beethoven et préféraient à tout la musique de chambre; ces divergences de vue ne gênaient pas mon grand-père; il disait d'un air bon: «Les Schweitzer sont nés musiciens.» Huit jours après ma naissance, comme je semblais m'égayer au tintement d'une cuiller, il avait décrété que j'avais de l'oreille.

Des vitraux, des arcs-boutants, des portails sculptés, des chorals, des crucifixions taillées dans le bois ou la pierre, des Méditations en vers ou des Harmonies poétiques: ces Humanités-là nous ramenaient sans détour au Divin. D'autant plus qu'il fallait y ajouter les beautés naturelles. Un même souffle modelait les ouvrages de Dieu et les grandes œuvres humaines; un même arc-en-ciel brillait dans l'écume des cascades, miroitait entre les lignes de Flaubert, luisait dans les clairs-obscurs de Rembrandt: c'était l'Esprit. L'Esprit parlait à Dieu des Hommes, aux hommes il témoignait de Dieu. Dans la Beauté, mon grand-père voyait la présence charnelle de la Vérité et la source des élévations les plus nobles. En certaines circonstances exceptionnelles – quand un orage éclatait dans la montagne, quand Victor Hugo était inspiré – on pouvait atteindre au Point Sublime où le Vrai, le Beau, le Bien se confondaient.

J'avais trouvé ma religion: rien ne me parut plus important qu'un livre. La bibliothèque, j'y voyais un temple. Petit-fils de prêtre, je vivais sur le toit du monde, au sixième étage, perché sur la plus haute branche de l'Arbre Centraclass="underline" le tronc, c'était la cage de l'ascenseur. J'allais, je venais sur le balcon, je jetais sur les passants un regard de surplomb, je saluais, à travers la grille, Lucette Moreau, ma voisine, qui avait mon âge, mes boucles blondes et ma jeune féminité, je rentrais dans la cella ou dans le pronaos, je n'en descendais jamais en personne: quand ma mère m'emmenait au Luxembourg – c'est-à-dire: quotidiennement – je prêtais ma guenille aux basses contrées mais mon corps glorieux ne quittait pas son perchoir, je crois qu'il y est encore. Tout homme a son lieu naturel; ni l'orgueil ni la valeur n'en fixent l'altitude: l'enfance décide. Le mien, c'est un sixième étage parisien avec vue sur les toits. Longtemps j'étouffai dans les vallées, les plaines m'accablèrent: je me traînais sur la planète Mars, la pesanteur m'écrasait; il me suffisait de gravir une taupinière pour retrouver la joie: je regagnais mon sixième symbolique, j'y respirais de nouveau l'air raréfié des Belles-Lettres, l'Univers s'étageait à mes pieds et toute chose humblement sollicitait un nom, le lui donner c'était à la fois la créer et la prendre. Sans cette illusion capitale, je n'eusse jamais écrit.

Aujourd'hui, 22 avril 1963, je corrige ce manuscrit au dixième étage d'une maison neuve: par la fenêtre ouverte, je vois un cimetière, Paris, les collines de Saint-Cloud, bleues. C'est dire mon obstination. Tout a changé, pourtant. Enfant, eussé-je voulu mériter cette position élevée, il faudrait voir dans mon goût des pigeonniers un effet de l'ambition, de la vanité, une compensation de ma petite taille. Mais non; il n'était pas question de grimper sur mon arbre sacré: j'y étais, je refusais d'en descendre; il ne s'agissait pas de me placer au-dessus des hommes: je voulais vivre en plein éther parmi les simulacres aériens des Choses. Plus tard, loin de m'accrocher à des montgolfières, j'ai mis tout mon zèle à couler bas: il fallut chausser des semelles de plomb. Avec de la chance, il m'est arrivé parfois de frôler, sur des sables nus, des espèces sous-marines dont je devais inventer le nom. D'autres fois, rien à faire: une irrésistible légèreté me retenait à la surface. Pour finir, mon altimètre s'est détraqué, je suis tantôt ludion, tantôt scaphandrier, souvent les deux ensemble comme il convient dans notre partie: j'habite en l'air par habitude et je fouine en bas sans trop d'espoir.

Il fallut pourtant me parler des auteurs. Mon grand-père le fit avec tact, sans chaleur. Il m'apprit le nom de ces hommes illustres; seul, je m'en récitais la liste, de Hésiode à Hugo, sans une faute: c'étaient les Saints et les Prophètes. Charles Schweitzer leur vouait, disait-il, un culte. Ils le dérangeaient pourtant: leur présence importune l'empêchait d'attribuer directement au Saint-Esprit les œuvres de l'Homme. Aussi nourrissait-il une préférence secrète pour les anonymes, pour les bâtisseurs qui avaient eu la modestie de s'effacer devant leurs cathédrales, pour l'auteur innombrable des chansons populaires. Il ne détestait pas Shakespeare, dont l'identité n'était pas établie. Ni Homère, pour le même motif. Ni quelques autres dont on n'était pas tout à fait sûr qu'ils eussent existé. A ceux qui n'avaient pas voulu ou su effacer les traces de leur vie il trouvait des excuses à condition qu'ils fussent morts. Mais il condamnait en bloc ses contemporains à l'exception d'Anatole France et de Courteline qui l'égayait. Charles Schweitzer jouissait fièrement de la considération qu'on témoignait à son grand âge, à sa culture, à sa beauté, à ses vertus, ce luthérien ne se défendait pas de penser, très bibliquement, que l'Éternel avait béni sa Maison. A table, il se recueillait parfois pour prendre une vue cavalière sur sa vie et conclure: «Mes enfants, comme il est bon de ne rien avoir à se reprocher.» Ses emportements, sa majesté, son orgueil et son goût du sublime couvraient une timidité d'esprit qui lui venait de sa religion, de son siècle et de l'Université, son milieu. Par cette raison il éprouvait une répugnance secrète pour les monstres sacrés de sa bibliothèque, gens de sac et de corde dont il tenait, au fond de soi, les livres pour des incongruités. Je m'y trompais: la réserve qui paraissait sous un enthousiasme de commande, je la prenais pour la sévérité d'un juge; son sacerdoce l'élevait au-dessus d'eux. De toute manière, me soufflait le ministre du culte, le génie n'est qu'un prêt: il faut le mériter par de grandes souffrances, par des épreuves modestement, fermement traversées; on finit par entendre des voix et l'on écrit sous la dictée. Entre la première révolution russe et le premier conflit mondial, quinze ans après la mort de Mallarmé, au moment que Daniel de Fontanin découvrait Les Nourritures terrestres, un homme du xixe siècle imposait à son petit-fils les idées en cours sous Louis-Philippe. Ainsi, dit-on, s'expliquent les routines paysannes: les pères vont aux champs, laissant les fils aux mains des grands-parents. Je prenais le départ avec un handicap de quatre-vingts ans. Faut-il m'en plaindre? Je ne sais pas: dans nos sociétés en mouvement les retards donnent quelquefois de l'avance. Quoi qu'il en soit, on m'a jeté cet os à ronger et je l'ai si bien travaillé que je vois le jour au travers. Mon grand-père avait souhaité me dégoûter sournoisement des écrivains, ces intermédiaires. Il obtint le résultat contraire: je confondis le talent et le mérite. Ces braves gens me ressemblaient: quand j'étais bien sage, quand j'endurais vaillamment mes bobos, j'avais droit à des lauriers, à une récompense; c'était l'enfance. Karl Schweitzer me montrait d'autres enfants, comme moi surveillés, éprouvés, récompensés, qui avaient su garder toute leur vie mon âge. Sans frère ni sœur et sans camarades, je fis d'eux mes premiers amis. Ils avaient aimé, souffert avec rigueur, comme les héros de leurs romans, et surtout avaient bien fini; j'évoquais leurs tourments avec un attendrissement un peu gai: comme ils devaient être contents, les gars, quand ils se sentaient bien malheureux; ils se disaient: «Quelle chance! un beau vers va naître!»