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– Que faire? Dieu t’aiderait. Tu pourrais rejoindre les parents et leur donner ceci. Je n’ai jamais voulu le confier à personne, dit-elle en montrant l’ourlet de sa robe, ce sont les diamants du grand collier de ta mère. Avant de partir elle m’avait dit de les cacher. Ils n’ont rien pu emporter avec eux, ils sont partis la nuit où les Rouges ont pris Temnaïa, et ils craignaient d’être arrêtés… Comment vivent-ils à présent?

– Mal, sans doute, dit-il en haussant les épaules avec lassitude: eh bien, nous verrons demain. Mais, quoi, tu te fais des illusions, c’est pareil partout, et ici, du moins, les paysans me connaissent, je ne leur ai jamais fait de mal…

– Qui peut savoir ce qu’ils ont dans l’âme, les chiens? grommela-t-elle.

– Demain, demain, répéta-t-il en fermant les yeux, nous verrons, demain. Il fait si bon ici, mon Dieu…»

La journée passa ainsi. Vers le soir, il rentra. C’était un beau crépuscule limpide et tranquille comme celui de la veille. Il fit un détour, longea la pièce d’eau; à l’automne les buissons qui la bordaient s’étaient effeuillés, et elle était recouverte encore d’une couche épaisse de feuilles mortes, demeurées sous la glace. Les fleurs de lilas tombaient en pluie légère; on apercevait à peine l’eau noire, par endroits, qui luisait faiblement.

Il revint à la maison, remonta dans la chambre d’enfants. Tatiana Ivanovna avait mis le couvert devant la fenêtre ouverte; il reconnut une des petites nappes de fine toile réservées spécialement aux enfants, quand ils mangeaient dans leur chambre, pendant leurs courtes maladies, et la fourchette, le couteau de vermeil ancien, la vieille petite timbale ternie.

«Mange, bois, mon cœur. J’ai pris pour toi une bouteille de vin à la cave, et tu aimais autrefois les pommes de terre cuites sous la cendre.

– Le goût m’en a passé depuis, dit-il en riant, merci quand même ma vieille.»

La nuit tombait. Il fit allumer une bougie, la mit sur un coin de la table. La flamme brûlait, droite et transparente dans la nuit tranquille. Quel silence… Il demanda:

«Nianiouchka? Pourquoi n’as-tu pas suivi les parents?

– Il fallait bien que quelqu’un reste pour garder la maison.

– Crois-tu? fit-il avec une sorte d’ironie mélancolique, et pour qui mon Dieu?»

Ils se turent. Il demanda encore:

«Tu ne voudrais pas aller les rejoindre?

– J’irai s’ils me font appeler. Je trouverais mon chemin; je n’ai jamais été empruntée, ni sotte, Dieu merci… Mais que deviendrait la maison?…»

Elle s’interrompit brusquement, dit à voix basse:

«Écoute!…»

Quelqu’un frappait, en bas. Ils se levèrent tous deux précipitamment.

«Cache-toi, cache-toi pour l’amour de Dieu, Youri!…»

Youri s’approcha de la fenêtre, regarda avec précaution au dehors. La lune s’était levée. Il reconnut le garçon, debout au milieu de l’allée; il s’était reculé de quelques pas et appelait:

«Youri Nicolaévitch! C’est moi, Ignat!…»

C’était un jeune cocher qui avait été élevé dans la maison des Karine. Youri avait joué avec lui dans son enfance… C’était lui qui chantait, en s’accompagnant de l’accordéon, les nuits d’été, dans le parc… «Si celui-là me veut du mal, songea brusquement Youri, que tout aille au diable, et moi avec!…» Il se pencha à la fenêtre, cria:

«Monte, vieux…

– Je ne peux pas, la porte est barricadée.

– Descends ouvrir, Niania, il est seul.»

Elle chuchota:

«Qu’as-tu fait, malheureux?»

Il fit un geste las de la main.

«Il arrivera ce qui doit arriver… D’ailleurs, il m’avait vu… Allons, va lui ouvrir, ma vieille…»

Elle demeurait debout, sans bouger, tremblante et silencieuse. Il marcha vers la porte. Elle l’arrêta, le sang brusquement revenu à ses joues.

«Que fais-tu? Ce n’est pas à toi de descendre ouvrir au cocher. Attends-moi.»

Il haussa doucement les épaules et se rassit. Quand elle revint, suivie d’Ignat, il se leva, alla au-devant d’eux.

«Bonjour, je suis content de te voir.

– Moi aussi, Youri Nicolaévitch», dit le garçon en souriant. Il avait une bonne grosse figure rose et pleine.

«Tu as mangé à ta faim, toi?

– Dieu m’a aidé, Barine.

– Tu joues encore de l’accordéon, comme autrefois?

– Ça arrive…

– Je t’entendrai encore… Je reste ici quelque temps…»

Ignat ne répondit pas; il souriait toujours, montrant ses larges dents brillantes.

«Veux-tu boire? Donne un verre, Tatiana.»

La vieille femme obéit avec humeur. Le garçon but.

«À votre bonne santé, Youri Nicolaévitch.»

Ils se turent. Tatiana Ivanovna s’avança:

«C’est bon. Va-t-en maintenant. Le jeune Barine est fatigué.

– Il vous faudrait tout de même venir avec moi au village, Youri Nicolaévitch…

– Ah! pourquoi? murmura Youri avec un involontaire fléchissement de la voix, pourquoi, mon vieux?

– Il faut.»

Tatiana Ivanovna parut bondir brusquement en avant, et sur le pâle visage paisible, Youri, tout à coup, vit passer une expression si sauvage, si étrange, qu’il frémit, dit avec une sorte de désespoir:

«Laisse. Tais-toi, je t’en supplie. Laisse, ça ne fait rien…»

Elle criait sans l’écouter, ses maigres mains tendues comme des griffes:

«Ah, diable maudit, fils de chien! Tu crois que je ne vois pas tes pensées dans tes yeux? Et qui es-tu pour donner des ordres à ton maître?»

Il tourna vers elle une figure changée, aux yeux étincelants, puis parut se calmer, dit avec indifférence:

«Tais-toi, grand’mère… Il y a des gens dans le village qui veulent voir Youri Nicolaévitch, et voilà tout…

– Est-ce que tu sais ce qu’ils me veulent, au moins», demanda Youri. Il se sentait las, tout d’un coup, avec un seul sincère et profond souhait dans son cœur: se coucher et dormir longtemps.

«Vous parler pour le partage du vin. Nous avons reçu des ordres de Moscou.

– Ah! c’est donc ça? Mon vin t’a plu, je vois. Mais vous auriez pu attendre à demain, tu sais.»

Il marcha vers la porte, et Ignat derrière lui. Sur le seuil il s’arrêta. Une seconde Ignat parut hésiter, et tout à coup, du même mouvement dont il saisissait le fouet autrefois, il porta la main à la ceinture, sortit le mauser, tira deux coups. L’un atteignit Youri entre les épaules; il poussa une sorte de cri étonné, gémit. Une seconde balle pénétra dans la nuque, le tuant net.

CHAPITRE IV

Un mois après la mort de Youri, un cousin des Karine, un vieil homme à demi mort de faim et de fatigue, qui allait d’Odessa à Moscou à la recherche de sa femme, disparue pendant le bombardement d’avril, s’arrêta, une nuit, chez Tatiana Ivanovna. Il lui donna des nouvelles de Nicolas Alexandrovitch et des siens, et leur adresse. Ils étaient en bonne santé, mais vivaient misérablement. «Si tu pouvais trouver un homme sûr…» il hésita, «pour leur porter ce qu’ils avaient laissé…?»

La vieille femme partit pour Odessa, emportant les bijoux, dans l’ourlet de sa jupe. Trois mois, elle marcha le long des routes, comme au temps de sa jeunesse, quand elle allait au pèlerinage de Kiev, montant parfois dans les trains d’affamés, qui commençaient à descendre vers le sud. Un soir de septembre, elle entra chez les Karine. Jamais ils ne devaient oublier l’instant où elle avait frappé à la porte, où ils l’avaient vue apparaître, avec son air hagard et tranquille, son paquet de hardes sur le dos, les diamants battant ses jambes lasses, ni sa pâle figure, d’où tout le sang semblait s’être retiré, ni sa voix quand elle leur avait annoncé la mort de Youri.

Ils habitaient une sombre chambre dans le quartier du port; les sacs de pommes de terre étaient suspendus aux carreaux pour amortir le choc des balles. Hélène Vassilievna était couchée sur un vieux matelas jeté à terre, et Loulou et André jouaient aux cartes à la lumière d’un petit réchaud, où trois morceaux de charbon achevaient de se consumer. Il faisait froid déjà, et le vent passait par les fenêtres brisées. Cyrille dormait dans un coin, et Nicolas Alexandrovitch commençait là ce qui devait faire plus tard la principale occupation de sa vie entière, marcher d’un mur à un autre, les mains croisées derrière le dos, en songeant à ce qui ne reviendrait plus.