– Sois tranquille, ma fille, dit Rodolphe en regardant intrépidement le Maître d’école. Tu es à côté de moi, tu n’en bougeras pas; et comme ce hideux animal te fait mal au cœur et à moi aussi, je vais le porter dans la rue…
– Toi? dit le Maître d’école.
– Moi!!!… reprit Rodolphe.
Et malgré les efforts de la Goualeuse, il se leva de table.
Le Maître d’école recula d’un pas au terrible aspect de la physionomie de Rodolphe. Fleur-de-Marie et le Chourineur furent aussi frappés de l’expression de méchanceté, de rage diabolique qui, en ce moment, contracta la noble figure de leur compagnon: il devint méconnaissable. Dans sa lutte contre le Chourineur, il s’était montré dédaigneux et railleur; mais face à face avec le Maître d’école, il semblait possédé d’une haine féroce: ses pupilles, dilatées par la fureur, luisaient d’un éclat étrange.
Certains regards ont une puissance magnétique irrésistible: quelques duellistes célèbres doivent, dit-on, leurs sanglants triomphes à cette action fascinatrice de leur regard, qui démoralise, qui atterre leurs adversaires.
Rodolphe était doué de cet effrayant coup d’œil fixe, perçant, qui épouvante, et que ceux qu’il obsède ne peuvent éviter… Ce regard les trouble, les domine; ils le ressentent presque physiquement, et, malgré eux, ils le recherchent… ils ne peuvent en détacher leur vue.
Le Maître d’école tressaillit, recula encore d’un pas, et, ne se fiant plus à sa force prodigieuse, il chercha sous sa blouse le manche de son poignard.
Un meurtre eût peut-être ensanglanté le tapis-franc si la Chouette, saisissant le Maître d’école par le bras, ne se fût écriée:
– Minute… minute… Fourline [64], laisse-moi dire un mot… Tu mangeras ces deux mufles tout à l’heure, ils ne t’échapperont pas…
Le Maître d’école regarda la borgnesse avec étonnement.
Depuis quelques minutes la Chouette observait Fleur-de-Marie avec une attention croissante, cherchant à rassembler ses souvenirs.
Enfin elle ne conserva plus le moindre doute: elle reconnut la Goualeuse.
– Est-il possible! s’écria la borgnesse en joignant les mains avec étonnement, c’est la Pégriotte, la voleuse de sucres d’orge. Mais d’où donc que tu sors? c’est donc le boulanger [65] qui t’envoie! ajouta-t-elle en montrant le poing à la jeune fille. Tu retomberas donc toujours sous ma griffe? Sois tranquille, si je ne t’arrache plus de dents, je t’arracherai toutes les larmes de ton corps. Ah! vas-tu rager! Tu ne sais donc pas? je connais tes parents… Le Maître d’école a vu au pré l’homme qui t’avait donnée à moi quand tu étais toute petite… Il lui a dit le nom de ta mère… C’est des daims huppés [66], tes parents…
– Mes parents! vous les connaissez?… s’écria Fleur-de-Marie.
– Oui, mon homme sait le nom de ta mère… mais je lui arracherai plutôt la langue que de le laisser te le dire… Il a encore vu hier celui qui t’a amenée dans mon chenil, parce qu’on ne payait plus sa femme, qui t’avait nourrie… car elle ne tenait guère à toi, ta mère, elle aurait autant aimé te savoir crevée, bien sûr… Mais c’est égal, si tu savais son nom maintenant, tu pourrais joliment la rançonner, ma petite bâtarde… L’homme que je te dis a des papiers… oui, Pégriotte, il a des lettres de ta mère… et s’il ne s’en sert pas, c’est qu’il a des raisons pour ça… Hein! tu rages… tu pleures, Pégriotte… Eh bien, non, tu ne la connaîtras pas, ta mère… Tu ne la connaîtras pas.
– J’aime autant qu’elle me croie morte…, dit Fleur-de-Marie en essuyant ses yeux.
Rodolphe, oubliant le Maître d’école, avait attentivement écouté la Chouette, dont le récit l’intéressait.
Pendant ce temps, le brigand n’étant plus sous l’influence du regard de Rodolphe avait repris courage; il ne pouvait croire que ce jeune homme, de taille moyenne et svelte, fût en état de se mesurer avec lui; sûr de sa force herculéenne, il s’approcha du défenseur de la Goualeuse et dit à la Chouette avec autorité:
– Assez bavardé comme ça… Je veux dévisager ce beau mufle-là et lui défoncer la frimousse… pour que la belle blonde me trouve plus gentil que lui.
D’un bond Rodolphe sauta par-dessus la table.
– Prenez garde à mes assiettes! répéta l’ogresse.
Et le Maître d’école se mit en défense, les deux mains en avant, le haut du corps en arrière, bien campé sur ses robustes reins, et pour ainsi dire arc-bouté sur une de ses jambes énormes… qui ressemblait à un balustre de pierre.
Au moment où Rodolphe s’élançait sur lui, la porte du tapis-franc s’ouvrit violemment; le charbonnier dont nous avons parlé, et qui avait presque six pieds de haut, se précipita dans la salle, écarta rudement le Maître d’école, s’approcha de Rodolphe et lui dit en anglais à l’oreille:
– Monsieur, Tom et Sarah… ils sont au bout de la rue.
À ces mots mystérieux, Rodolphe fit un mouvement de colère, jeta un louis sur le comptoir de l’ogresse et courut vers la porte.
Le Maître d’école tenta de s’opposer au passage de Rodolphe; mais celui-ci, se retournant, lui détacha au milieu du visage deux coups de poing si rudement assenés que le taureau chancela tout étourdi et tomba pesamment à demi renversé sur une table.
– Vive la Charte! je reconnais là mes coups de poing de la fin, s’écria le Chourineur. Encore quelques leçons comme ça, et je les saurai…
Revenu à lui au bout de quelques secondes, le Maître d’école s’élança à la poursuite de Rodolphe.
Ce dernier avait disparu avec le charbonnier dans le sombre dédale des rues de la Cité; il était impossible de le rejoindre.
Au moment où le Maître d’école rentrait écumant de rage, deux hommes, accourant du côté opposé à celui par lequel Rodolphe avait disparu, se précipitèrent dans le tapis-franc, essoufflés, comme s’ils eussent fait rapidement une longue course.
Leur premier mouvement fut de jeter les yeux de côté et d’autre dans la taverne.
– Malheur sur moi! dit l’un, il nous échappe encore!…
– Patience!… les jours ont vingt-quatre heures, et la vie est longue, répondit l’autre personnage.
Ces deux nouveaux venus s’exprimaient en anglais.
VI Thomas Seyton et la comtesse Sarah
Les deux personnages qui venaient d’entrer dans le tapis-franc appartenaient à une classe beaucoup plus élevée que celle des habitués de cette taverne.
L’un, grand, élancé, avait des cheveux presque blanc, les sourcils et les favoris noirs, une figure osseuse et brune, l’air dur, sévère. À son chapeau rond on voyait un crêpe; sa longue redingote noire se boutonnait jusqu’au cou; il portait, par-dessus son pantalon de drap gris collant, des bottes autrefois appelées à la Suwarow.
Son compagnon, de très-petite taille, aussi vêtu de deuil, était pâle et beau. Ses longs cheveux, ses sourcils et ses yeux d’un noir foncé faisaient ressortir la blancheur mate de son visage; à sa démarche, à sa taille, à la délicatesse de ses traits, il était facile de reconnaître dans ce personnage une femme déguisée en homme.