À cet étrange rapprochement, Rodolphe songea que le Maître d’école pouvait bien être le mari de cette infortunée.
Ce misérable avait appartenu à la classe aisée de la société… et le Maître d’école s’exprimait en termes choisis.
Un souvenir en éveille un autre: Rodolphe se rappela encore que Mme Georges lui ayant un jour raconté, en frémissant, l’arrestation de son mari, parla de la résistance désespérée de ce monstre, qui fut sur le point de s’échapper, grâce à sa force herculéenne…
Si ce brigand était le mari de Mme Georges, il devait connaître le sort de son fils. De plus, le Maître d’école conservait quelques papiers relatifs à la naissance de la Goualeuse dans le portefeuille volé par lui sur l’étranger connu sous le nom de Tom.
Rodolphe avait donc de nouveaux et graves motifs de persévérer dans ses projets.
Heureusement sa préoccupation échappa au brigand, fort occupé de servir la Chouette.
Rodolphe dit à la borgnesse:
– Morbleu!… vous avez là une belle chaîne…
– Belle… et pas chère…, dit en riant la vieille. C’est du faux orient, en attendant que mon homme m’en donne une de vrai…
– Cela dépendra de monsieur, Finette… si nous faisons une bonne affaire, sois tranquille.
– C’est étonnant comme c’est bien imité, poursuivit Rodolphe. Et au bout… qu’est-ce donc que cette petite chose bleue?
– C’est un cadeau de mon homme, en attendant qu’il me donne une toquante… n’est-ce pas, Fourline?
Rodolphe voyait ses soupçons à demi confirmés. Il attendait avec anxiété la réponse du Maître d’école. Celui-ci répondit tout en mangeant:
– Et il faudra garder ça malgré la toquante, Finette… c’est un talisman… ça porte bonheur.
– Un talisman? dit négligemment Rodolphe. Vous croyez aux talismans, vous? Et où diable avez-vous trouvé celui-là?… Donnez-moi donc l’adresse de la fabrique.
– On n’en fait plus, mon cher monsieur, la boutique est fermée… Tel que vous le voyez, ce bijou-là remonte à une haute antiquité… à trois générations… J’y tiens beaucoup, c’est une tradition de famille, ajouta-t-il avec un hideux sourire. C’est pour cela que je l’ai donné à Finette… pour lui porter bonheur dans les entreprises où elle me seconde avec beaucoup d’habileté… Vous la verrez à l’ouvrage, vous la verrez… si nous faisons ensemble quelque opération commerciale… Mais, pour en revenir à nos moutons… vous dites donc que dans l’allée des Veuves…
– Il y a, numéro 17, une maison habitée par un richard… il s’appelle… monsieur…
– Je ne commettrai pas l’indiscrétion de demander son nom… Il y a, dites-vous, soixante mille francs en or dans un cabinet?
– Soixante mille francs en or! s’écria la Chouette. Rodolphe fit un signe de tête affirmatif.
– Et vous connaissez les êtres de cette maison? dit le Maître d’école.
– Très-bien.
– Et l’entrée est difficile?
– Un mur de sept pieds du côté de l’allée des Veuves, un jardin, les fenêtres de plain-pied, la maison n’a qu’un rez-de-chaussée.
– Et il n’y a qu’un portier pour garder ce trésor?
– Oui!
– Et quel serait votre plan de campagne, jeune homme? demanda négligemment le Maître d’école.
– C’est tout simple… Monter par-dessus le mur, crocheter la porte de la maison ou forcer les volets en dehors.
– Et si le portier s’éveille? dit le Maître d’école en regardant fixement le jeune homme.
– Ce sera de sa faute, dit celui-ci avec un… geste significatif. Eh bien! ça vous convient-il?
– Vous sentez bien que je ne puis pas vous répondre avant d’avoir tout examiné par moi-même, c’est-à-dire avec l’aide de ma femme; mais si tout ce que vous me dites est exact, cela me semble bon à prendre tout chaud… ce soir.
Et le brigand regarda fixement Rodolphe.
– Ce soir… impossible, répondit froidement celui-ci.
– Pourquoi, puisque le bourgeois ne revient qu’après-demain?
– Oui, mais moi, je ne puis pas ce soir…
– Vraiment? Eh bien! moi, je ne puis pas demain.
– Pour quelle raison?
– Pour celle qui vous empêche d’agir ce soir…, dit le brigand en ricanant.
Après un moment de réflexion, Rodolphe reprit:
– Eh bien! à la bonne heure… va pour ce soir. Où nous retrouverons-nous?
– Nous retrouver? Nous ne nous quitterons pas, dit le Maître d’école.
– Comment?
– À quoi bon nous quitter? Si le temps s’éclaircit un peu, nous irons en nous promenant donner un coup d’œil jusqu’à l’allée des Veuves; vous verrez comment ma femme sait travailler. Ceci fait, nous reviendrons faire un cent de piquet et manger un morceau dans une cave des Champs-Élysées… que je connais… tout près de la rivière; et, comme l’allée des Veuves est déserte de bonne heure, nous nous y acheminerons vers les dix heures.
– Moi, à neuf heures, je vous rejoindrai.
– Voulez-vous ou non faire l’affaire ensemble?
– Je le veux.
– Eh bien! ne nous quittons pas avant ce soir… sinon…
– Sinon?
– Je croirais que vous voulez me donner un pont à faucher [76], et que c’est pour ça que vous voulez vous en aller…
– Si je veux vous tendre un piège… qui m’empêche de vous le tendre ce soir?
– Tout… Vous ne vous attendiez pas à ce que je vous proposerais l’affaire si tôt. Et, en ne nous quittant pas, vous ne pourrez prévenir personne…
– Vous vous défiez de moi?…
– Infiniment… mais comme il peut y avoir du vrai dans ce que vous m’offrez, et que la moitié de soixante mille francs vaut la peine d’une démarche… je veux bien la tenter; mais ce soir ou jamais… Si ce n’est jamais, je saurai à quoi m’en tenir sur vous… et je vous servirai à mon tour… un jour ou l’autre, un plat de mon métier…
– Et je vous rendrai votre politesse… comptez-y.
– Tout ça, c’est des bêtises! dit la Chouette. Je pense comme Fourline: ce soir, ou rien.
Rodolphe se trouvait dans une anxiété cruelle: s’il laissait échapper cette occasion de s’emparer du Maître d’école, il ne la retrouverait sans doute jamais; ce brigand, désormais sur ses gardes, ou peut-être reconnu, arrêté et reconduit au bagne, emporterait avec lui les secrets que Rodolphe avait tant d’intérêt à savoir.
Se confiant au hasard, à son adresse et à son courage, il dit au Maître d’école:
– J’y consens, nous ne nous quitterons pas d’ici à ce soir.
– Alors, je suis votre homme… Mais voici bientôt deux heures… D’ici à l’allée des Veuves il y a loin; il pleut à verse; payons l’écot, et prenons un fiacre.