– Moins que jamais je comprends son opiniâtreté à vous éviter: souvent je lui ai reproché l’étrangeté de sa conduite envers vous… une ancienne amie. «La comtesse Sarah et moi nous sommes ennemis mortels, m’a-t-il répondu en plaisantant; j’ai fait vœu de ne jamais lui parler; et il faut, a-t-il ajouté, que ce vœu soit bien sacré pour que je me prive de l’entretien d’une personne si aimable.» Aussi, ma chère Sarah, toute singulière que m’ait paru cette réponse, j’ai bien été obligée de m’en contenter [89].
– Je vous assure que la cause de cette brouillerie mortelle, demi-plaisante, demi-sérieuse, est pourtant des plus innocentes; si un tiers n’y était pas intéressé, depuis longtemps je vous aurais confié ce grand secret… Mais qu’avez-vous donc, ma chère enfant? Vous paraissez préoccupée.
– Ce n’est rien… tout à l’heure il faisait si chaud dans la galerie, que j’ai ressenti un peu de migraine; asseyons-nous un moment ici… cela se passera… je l’espère.
– Vous avez raison; tenez, voilà justement un coin bien obscur, vous serez là parfaitement à l’abri de ceux que votre absence va désoler…, ajouta Sarah en souriant et en appuyant sur ces mots.
Toutes deux s’assirent sur un divan.
– J’ai dit ceux que votre absence va désoler, ma chère Clémence… Ne me savez-vous pas gré de ma discrétion?
La jeune femme rougit légèrement, baissa la tête et ne répondit rien.
– Combien vous êtes peu raisonnable! lui dit Sarah d’un ton de reproche amical. N’avez-vous pas confiance en moi, enfant? Sans doute, enfant: je suis d’un âge à vous appeler ma fille.
– Moi, manquer de confiance envers vous! dit la marquise à Sarah avec tristesse; ne vous ai-je pas dit au contraire ce que je n’aurais jamais dû m’avouer à moi-même?
– À merveille. Eh bien! voyons… parlons de lui: vous avez donc juré de le désespérer jusqu’à la mort?
– Ah! s’écria Mme d’Harville avec effroi, que dites-vous?
– Vous ne le connaissez pas encore, pauvre chère enfant… C’est un homme d’une énergie froide, pour qui la vie est peu de chose. Il a toujours été si malheureux… et l’on dirait que vous prenez encore plaisir à le torturer!
– Pensez-vous cela, mon Dieu!
– C’est sans le vouloir, peut-être; mais cela est… Oh! si vous saviez combien ceux qu’une longue infortune a accablés sont douloureusement susceptibles et impressionnables! Tenez, tout à l’heure, j’ai vu deux grosses larmes rouler dans ses yeux.
– Il serait vrai?
– Sans doute… Et cela au milieu d’un bal; et cela au risque d’être perdu de ridicule si l’on s’apercevait de cet amer chagrin. Savez-vous qu’il faut bien aimer pour souffrir ainsi… et surtout pour ne pas songer à cacher au monde que l’on souffre ainsi!…
– De grâce, ne me parlez pas de cela, reprit Mme d’Harville d’une voix émue; vous me faites un mal horrible… Je ne connais que trop cette expression de souffrance à la fois si douce et si résignée… Hélas! c’est la pitié qu’il m’inspirait qui m’a perdue…, dit involontairement Mme d’Harville.
Sarah parut ne pas avoir compris la portée de ce dernier mot et reprit:
– Quelle exagération!… perdue pour être en coquetterie avec un homme qui pousse même la discrétion et la réserve jusqu’à ne pas se faire présenter à votre mari, de peur de vous compromettre! M. Charles Robert n’est-il pas un homme rempli d’honneur, de délicatesse et de cœur? Si je le défends avec cette chaleur, c’est que vous l’avez connu et surtout vu chez moi, et qu’il a pour vous autant de respect que d’attachement…
– Je n’ai jamais douté de ses nobles qualités, vous m’avez toujours dit tant de bien de lui!… Mais, vous le savez, ce sont surtout ses malheurs qui l’ont rendu intéressant à mes yeux.
– Et combien il mérite et justifie cet intérêt! Avouez-le. Et puis d’ailleurs comment un si admirable visage ne serait-il pas l’image de l’âme? Avec sa haute et belle taille, il me rappelle les preux des temps chevaleresques. Je l’ai vu une fois en uniforme: il était impossible d’avoir un plus grand air. Certes, si la noblesse se mesurait au mérite et à la figure, au lieu d’être simplement M. Charles Robert, il serait duc et pair. Ne représenterait-il pas merveilleusement bien un des plus grands noms de France?
– Vous n’ignorez pas que la noblesse de naissance me touche peu, vous qui me reprochez parfois d’être une républicaine, dit Mme d’Harville en souriant.
– Certes, j’ai toujours pensé, comme vous, que M. Charles Robert n’avait pas besoin de titres pour être aimable; et puis quel talent! quelle voix charmante! De quelle ressource il nous a été dans nos concerts intimes du matin! Vous souvenez-vous? La première fois que vous avez chanté ensemble, quelle expression il mettait dans son duo avec vous! quelle émotion!…
– Tenez, je vous en prie, dit Mme d’Harville après un long silence, changeons de conversation.
– Pourquoi?
– Cela m’attriste profondément, ce que vous m’avez dit tout à l’heure de son air désespéré.
– Je vous assure que, dans l’excès du chagrin, un caractère aussi passionné peut chercher dans la mort un terme à…
– Oh! je vous en prie, taisez-vous! taisez-vous! dit Mme d’Harville, en interrompant Sarah, cette pensée m’est déjà venue…
Puis, après un assez long silence, la marquise dit:
– Encore une fois, parlons d’autre chose… de votre ennemi mortel, ajouta-t-elle avec une gaieté affectée; parlons du prince, que je n’avais pas vu depuis longtemps. Savez-vous qu’il est toujours charmant, quoique presque roi? Toute républicaine que je suis, je trouve qu’il y a peu d’hommes aussi agréables que lui.
Sarah jeta à la dérobée un regard scruteur et soupçonneux sur Mme d’Harville et reprit gaiement:
– Avouez, chère Clémence, que vous êtes très-capricieuse. Je vous ai connu des alternatives d’admiration et d’aversion singulière pour le prince; il y a quelques mois, lors de son arrivée ici, vous en étiez tellement fanatique, qu’entre nous… j’ai craint un moment pour le repos de votre cœur.
– Grâce à vous du moins, dit Mme d’Harville en souriant, mon admiration n’a pas été de longue durée; vous avez si bien joué le rôle d’ennemie mortelle; vous m’avez fait de telles révélations sur le prince… que, je l’avoue, l’éloignement a remplacé le fanatisme qui vous faisait craindre pour le repos de mon cœur: repos que votre ennemi ne songeait d’ailleurs guère à troubler; car, peu de temps avant vos révélations, le prince, tout en continuant de voir intimement mon mari, avait presque cessé de m’honorer de ses visites.
– À propos! Et votre mari, est-il ici ce soir? dit Sarah.
– Non, il n’a pas désiré sortir, répondit Mme d’Harville avec embarras.
– Il va de moins en moins dans le monde, ce me semble?
– Oui… quelquefois il préfère rester chez lui.
La marquise était visiblement embarrassée; Sarah s’en aperçut et continua: