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Au milieu du chemin, le Maître d’école, suppliant, étendait vers la borgnesse ses mains puissantes; sa rude et épaisse chevelure retombait comme une crinière sur son front livide; ses paupières rouges, démesurément écartées par la frayeur, laissaient alors voir la moitié de sa prunelle immobile, terne, vitreuse, morte… le regard d’un cadavre.

Ses formidables épaules se courbaient humblement. Cet hercule s’agenouillait tremblant aux pieds d’une vieille femme et d’un enfant.

La borgnesse, enveloppée d’un châle de tartan rouge, la tête couverte d’un vieux bonnet de tulle noir qui laissait échapper quelques mèches de cheveux gris, dominait le Maître d’école de toute sa hauteur. Le visage osseux, tanné, ridé, plombé, de cette vieille au nez crochu exprimait une joie insultante et féroce; son œil fauve étincelait comme un charbon ardent; un rictus sinistre retroussait ses lèvres ombragées de longs poils et montrait trois ou quatre grandes dents jaunes et déchaussées.

Tortillard, vêtu de sa blouse à ceinture de cuir, debout sur un pied, s’appuyait au bras de la Chouette pour se maintenir en équilibre.

La figure maladive et rusée de cet enfant, au teint aussi blafard que ses cheveux, exprimait en ce moment une méchanceté railleuse et diabolique.

L’ombre projetée par l’escarpement du ravin redoublait l’horreur de cette scène, que l’obscurité croissante voilait à demi.

– Mais promettez-moi donc, au moins, de ne pas m’abandonner!… répéta le Maître d’école, effrayé du silence de la Chouette et de Tortillard, qui jouissaient de son effroi. Est-ce que vous n’êtes plus là? ajouta le meurtrier en se penchant pour écouter et avançant machinalement les bras.

– Si, si, mon homme nous sommes là; n’aie pas peur. T’abandonner! plutôt baiser la camarde [18]! Une fois pour toutes, il faut que je te rassure et que je te dise pourquoi je ne t’abandonnerai jamais. Écoute-moi bien: j’ai toujours adoré avoir quelqu’un à qui faire sentir mes ongles… bêtes ou gens. Avant la Pégriotte (que le boulanger me la renvoie! car j’ai toujours mon idée… de la débarbouiller avec du vitriol), avant la Pégriotte, j’avais un môme qui s’est refroidi [19] à la peine: c’est pour cela que j’ai été au clou [20] six ans; pendant ce temps-là je faisais la misère à des oiseaux: je les apprivoisais pour les plumer tout vifs… mais je ne faisais pas mes frais, ils ne duraient rien. En sortant de prison, la Goualeuse est tombée sous ma griffe; mais la petite gueuse s’est sauvée pendant qu’il y avait encore de quoi s’amuser sur sa peau. Après, j’ai eu un chien qui a pâti autant qu’elle; j’ai fini par lui couper une patte de derrière et une patte de devant: ça lui faisait une si drôle de dégaine que j’en riais, mais que j’en riais à crever.

«Il faudra que je fasse ça à un chien que je connais et qui m’a mordu», se dit Tortillard.

– Quand je t’ai rencontré, mon homme, continua la Chouette, j’étais en train d’abîmer un chat… Eh bien! à cette heure, c’est toi qui seras mon chat, mon chien, mon oiseau, ma Pégriotte; tu seras… ma bête de souffrance enfin… Comprends-tu, mon homme? Au lieu d’un oiseau ou d’un enfant à tourmenter, comme qui dirait un loup ou un tigre, c’est ça qui est un peu chenu, hein?

– Vieille furie! s’écria le Maître d’école en se relevant de rage.

– Allons! voilà encore que tu boudes ta vieille!… Eh bien! quitte-la, tu es le maître. Je ne te prends pas en traître.

– Oui, la porte est ouverte, file sans yeux, et toujours tout droit! dit Tortillard en éclatant de rire.

– Oh! mourir!… mourir!… cria le Maître d’école en se tordant les bras.

– Tu rabâches, mon homme, tu as déjà dit ça. Toi, mourir! tu blagues, tu es solide comme le Pont-Neuf; laisse donc, tu vivras pour le bonheur de ta Chouette. Je te ferai de la misère de temps en temps, parce que c’est ma jouissance, et qu’il faudra que tu gagnes le pain que je te donnerai; mais si tu es gentil, tu m’aideras dans de bons coups, comme aujourd’hui, et dans d’autres meilleurs où tu pourras servir; tu seras ma bête, enfin! Quand je te dirai: Apporte, tu apporteras; mords, tu mordras. Après ça, dis donc, mon homme, je ne veux pas te prendre de force, au moins; si, au lieu de la vie que je te propose, t’aimes mieux avoir des rentes, rouler carrosse avec une jolie petite femme, être décoré de la croix d’honneur, être nommé grand curieux [21], et y voir clair au lieu d’être aveugle, faut pas te gêner; c’est facile, t’as qu’à le dire, on te servira ça tout chaud… N’est-ce pas Tortillard?

– Tout chaud, tout bouillant, tout de suite! répondit le fils de Bras-Rouge en ricanant. Mais, se penchant, tout à coup vers la terre, il dit à voix basse:

– J’entends marcher dans le sentier, cachons-nous… Ça n’est pas la jeune fille, car on vient par le même côté où elle est venue.

En effet, une paysanne robuste, dans la force de l’âge, suivie d’un gros chien de ferme, et portant sur sa tête un panier couvert, parut au bout de quelques minutes, traversa le ravin et prit le sentier que suivaient le prêtre et la Goualeuse.

Nous rejoindrons ces deux personnages, et nous laisserons les trois complices embusqués dans le chemin creux.

II Le presbytère

Les dernières lueurs du soleil s’éteignaient lentement derrière la masse importante du château d’Écouen et des bois qui l’environnaient; de tous côtés s’étendaient à perte de vue des plaines immenses aux sillons bruns, durcis par la gelée… vaste solitude dont le hameau de Bouqueval semblait l’oasis.

Le ciel, d’une sérénité parfaite, se marbrait au couchant de longues traînées de pourpre, signe certain de vent et de froid; ces tons, d’abord d’un rouge vif, devenaient violets à mesure que le crépuscule envahissait l’atmosphère.

Le croissant de la lune, fin, délié comme la moitié d’un anneau d’argent, commençait à briller doucement dans un milieu d’azur et d’ombre.

Le silence était absolu, l’heure solennelle.

Le curé s’arrêta un moment sur la colline, pour jouir de l’aspect de cette belle soirée.

Après quelques moment de recueillement, étendant sa main tremblante vers les profondeurs de l’horizon à demi voilé par la brume de soir, il dit à Fleur-de-Marie, qui marchait pensive à côté de lui:

– Voyez donc, mon enfant, cette immensité dont on n’aperçoit plus les bornes… on n’entend pas le moindre bruit… il me semble que le silence et l’infini nous donnent presque une idée de l’éternité… Je vous dis cela, Marie, parce que vous êtes sensible aux beautés de la création. Souvent j’ai été touché de l’admiration religieuse qu’elles vous inspiraient, à vous… qui en avez été si longtemps déshéritée. N’êtes-vous pas frappée comme moi du calme imposant qui règne à cette heure?

La Goualeuse ne répondit rien.

Étonné, le curé la regarda; elle pleurait.

– Qu’avez-vous donc, mon enfant?

– Mon père, je suis bien malheureuse!