– Non…, dit la mère d’un ton bref et dur.
– C’est surtout depuis que sa Louve est à Saint-Lazare qu’il est comme un déchaîné après tout le monde… Est-ce que c’est notre faute, à nous, si elle est en prison… sa maîtresse? Une fois sortie, elle n’a qu’à venir ici… et je la servirai… bonne mesure… quoiqu’elle fasse la méchante…
La veuve, après un moment de réflexion, dit à sa fille:
– Tu crois qu’il y a un coup à faire sur ce vieux qui habite la maison du médecin?
– Oui, ma mère…
– Il a l’air d’un mendiant!
– Ça n’empêche pas que c’est un noble.
– Un noble?
– Oui, et qu’il ait de l’or dans sa bourse, quoiqu’il aille à Paris à pied tous les jours, et qu’il revienne de même, avec son gros bâton pour toute voiture.
– Qu’en sais-tu s’il a de l’or?
– Tantôt j’ai été au bureau de poste d’Asnières pour voir s’il n’y avait pas de lettre de Toulon…
À ces mots qui lui rappelaient le séjour de son fils au bagne, la veuve du supplicié fronça ses sourcils et étouffa un soupir.
Calebasse continua:
– J’attendais mon tour, quand le vieux qui loge chez le médecin est entré; je l’ai tout de suite reconnu à sa barbe blanche comme ses cheveux, à sa face couleur de buis, et à ses sourcils noirs. Il n’a pas l’air facile… Malgré son âge, ça doit être un vieux déterminé… Il a dit à la buraliste: «Avez-vous des lettres d’Angers pour M. le comte de Saint-Remy? – Oui, a-t-elle répondu, en voilà une. – C’est pour moi, a-t-il dit; voilà mon passeport.» Pendant que la buraliste l’examinait, le vieux, pour payer le port, a tiré sa bourse de soie verte. À un bout j’ai vu de l’or reluire à travers les mailles; il y en avait gros comme un œuf… au moins quarante ou cinquante louis! s’écria Calebasse, les yeux brillants de convoitise… et pourtant il est mis comme un gueux. C’est un de ces vieux avares farcis de trésors… Allez, ma mère! nous savons son nom, ça pourra peut-être servir… pour s’introduire chez lui quand Amandine nous aura dit s’il a des domestiques.
Des aboiements violents interrompirent Calebasse.
– Ah! les chiens crient, dit-elle; ils entendent un bateau. C’est Martial ou Nicolas…
Au nom de Martial, les traits d’Amandine exprimèrent une joie contrainte.
Après quelques minutes d’attente, pendant lesquelles elle fixait un œil impatient et inquiet sur la porte, l’enfant vit, à son grand regret, entrer Nicolas, le futur complice de Barbillon.
La physionomie de Nicolas Martial était à la fois ignoble et féroce; petit, grêle, chétif, on ne concevait pas qu’il pût exercer son dangereux et criminel métier. Malheureusement une sauvage énergie morale suppléait chez ce misérable à la force physique qui lui manquait.
Par-dessus son bourgeron bleu, Nicolas portait une sorte de casaque sans manches, faite d’une peau de bouc à longs poils bruns; en entrant il jeta par terre un saumon de cuivre qu’il avait péniblement apporté sur son épaule.
– Bonne nuit et bon butin, la mère! s’écria-t-il d’une voix creuse et enrouée, après s’être débarrassé de son fardeau; il y a encore trois saumons pareils dans mon bachot, un paquet de hardes et une caisse remplie de je ne sais quoi; car je ne me suis pas amusé à l’ouvrir. Peut-être que je suis volé… on verra!
– Et l’homme du quai de Billy? demanda Calebasse pendant que la veuve regardait silencieusement son fils.
Celui-ci, pour toute réponse, plongea sa main dans la poche de son pantalon et, la secouant, y fit bruire un grand nombre de pièces d’argent.
– Tu lui as pris tout ça?… s’écria Calebasse.
– Non, il a aboulé de lui-même deux cents francs; et il en aboulera encore huit cents quand j’aurai… mais suffit!… D’abord déchargeons mon bachot, nous jaserons après… Martial n’est pas ici?
– Non, dit la sœur.
– Tant mieux! Nous serrerons le butin sans lui… Autant qu’il ne sache pas…
– Tu as peur de lui, poltron? dit aigrement Calebasse.
– Peur de lui?… moi!… (Il haussa les épaules.) J’ai peur qu’il ne nous vende… voilà tout. Quant à le craindre… Coupe-sifflet [7] a la langue trop bien affilée!…
– Oh! quand il n’est pas là… tu fanfaronnes… mais qu’il arrive, ça te clôt le bec.
Nicolas parut insensible à ce reproche et dit:
– Allons, vite! vite!… Au bateau… Où est donc François, la mère? Il nous aiderait.
– Ma mère l’a enfermé là-haut après l’avoir rincé; il se couchera sans souper, dit Calebasse.
– Bon; mais qu’il vienne tout de même aider à décharger le bachot, n’est-ce pas, la mère? Moi, lui et Calebasse, en une tournée nous rentrerons tout ici…
La veuve leva le doigt au plafond. Calebasse comprit et monta chercher François.
Le sombre visage de la mère Martial s’était quelque peu déridé depuis l’arrivée de Nicolas; elle l’aimait plus que Calebasse, moins encore cependant que son fils de Toulon, comme elle disait… car l’amour maternel de cette farouche créature s’élevait en proportion de la criminalité des siens.
Cette préférence perverse explique suffisamment l’éloignement de la veuve pour ses deux jeunes enfants qui n’annonçaient pas de dispositions mauvaises, et sa haine profonde pour Martial, son fils aîné, qui, sans mener une vie irréprochable, pouvait passer pour un très-honnête homme si on le comparait à Nicolas, à Calebasse et à son frère le forçat de Toulon.
– Où as-tu picoré cette nuit? dit la veuve à Nicolas.
– En m’en retournant du quai de Billy, où j’ai rencontré le bourgeois avec qui j’avais rendez-vous pour ce soir, j’ai reluqué, près du pont des Invalides, une galiote amarrée au quai. Il faisait noir; j’ai dit: «Pas de lumière dans la cabine… les mariniers sont à terre… J’aborde… Si je trouve un curieux, je demande un bout de corde, censé pour reficeler ma rame…» J’entre dans la cabine… personne… Alors j’y rafle ce que je peux, des hardes, une grande caisse et, sur le pont, quatre saumons de cuivre; car j’ai fait deux tournées, la galiote était chargée de cuivre et de fer. Mais voilà François et Calebasse: vite au bachot!… Allons, file aussi, toi, eh!… Amandine, tu porteras les hardes… Avant de chasser… faut rapporter…
Restée seule, la veuve s’occupa des préparatifs du souper de la famille, plaça sur la table des verres, des bouteilles, des assiettes de faïence et des couverts d’argent.
Au moment où elle terminait ses apprêts, ses enfants rentrèrent pesamment chargés.
Le poids de deux saumons de cuivre qu’il portait sur ses épaules semblait écraser le petit François; Amandine disparaissait à moitié sous le monceau de hardes volées qu’elle tenait sur sa tête; enfin Nicolas, aidé de Calebasse, apportait une caisse de bois blanc, sur laquelle il avait placé le quatrième saumon de cuivre.
– La caisse, la caisse!… Éventrons-la, la caisse! s’écria Calebasse avec une sauvage impatience.