Il était très-pâle; sa figure semblait encore plus sinistre que la veille, et pourtant on le verra feindre une sorte de gaieté bruyante pendant l’entretien suivant. (Cette scène se passait le lendemain de la querelle de ce bandit avec son frère Martial.)
– Ah! te voilà, bon sujet! lui dit cordialement le logeur.
– Oui, père Micou; je viens faire affaire avec vous.
– Ferme donc la porte, alors… ferme donc la porte…
– C’est que mon chien et ma petite charrette sont là… avec la chose.
– Qu’est-ce que c’est que tu m’apportes? du gras-double [10]?
– Non, père Micou.
– C’est pas du ravage [11]; t’es trop feignant maintenant; tu ne travailles plus… c’est peut-être du dur [12]?
– Non, père Micou; c’est du rouget [13]… quatre saumons… Il doit y en avoir au moins cent cinquante livres; mon chien en a tout son tirage.
– Va me chercher le rouget; nous allons peser.
– Faut que vous m’aidiez, père Micou; j’ai mal au bras.
Et, au souvenir de sa lutte avec son frère Martial, les traits du bandit exprimèrent à la fois un ressentiment de haine et de joie féroce, comme si déjà sa vengeance eût été satisfaite.
– Qu’est-ce que tu as donc au bras, mon garçon?
– Rien… une foulure.
– Il faut faire rougir un fer au feu, le tremper dans l’eau, et mettre ton bras dans cette eau presque bouillante; c’est un remède de ferrailleur, mais excellent.
– Merci, père Micou.
– Allons, viens chercher le rouget; je vais t’aider, paresseux!
En deux voyages, les saumons furent retirés d’une petite charrette tirée par un énorme dogue, et apportés dans la boutique.
– C’est une bonne idée, ta charrette! dit le père Micou en ajustant les plateaux de bois d’énormes balances pendues à une des solives du plafond.
– Oui, quand j’ai quelque chose à apporter, je mets mon dogue et la charrette dans mon bachot, et j’attelle en abordant. Un fiacre jaserait peut-être, mon chien ne jase pas.
– Et on va toujours bien chez toi? demanda le receleur en pesant le cuivre; ta mère et ta sœur sont en bonne santé?
– Oui, père Micou.
– Les enfants aussi?
– Les enfants aussi. Et votre neveu, André, où donc est-il?
– Ne m’en parle pas! Il était en ribote hier; Barbillon et le gros boiteux me l’ont emmené, il n’est rentré que ce matin; il est déjà en course… au grand bureau de la poste, rue Jean-Jacques Rousseau. Et ton frère Martial, toujours sauvage?
– Ma foi, je n’en sais rien.
– Comment! Tu n’en sais rien?
– Non, dit Nicolas en affectant un air indifférent: depuis deux jours nous ne l’avons pas vu… Il sera peut-être retourné braconner dans les bois, à moins que son bateau qui était vieux, vieux… n’ait coulé bas au milieu de la rivière, et lui avec…
– Ça ne te ferait pas de peine, garnement, car tu ne pouvais pas le sentir, ton frère!
– C’est vrai… on a comme ça des idées sur les uns et sur les autres. Combien y a-t-il de livres de cuivre?
– T’as le coup d’œil juste… cent quarante-huit livres, mon garçon.
– Et vous me devez?
– Trente francs tout au juste.
– Trente francs, quand le cuivre est à vingt sous la livre! Trente francs!
– Mettons trente-cinq francs et ne souffle pas, ou je t’envoie au diable, toi, ton cuivre, ton chien et ta charrette.
– Mais, père Micou, vous me filoutez par trop! Il n’y a pas de bon sens!
– Veux-tu me prouver comme quoi il t’appartient, ce cuivre, et je t’en donne quinze sous la livre.
– Toujours la même chanson… Vous vous ressemblez tous, allez, tas de brigands! peut-on écorcher les amis comme ça! Mais c’est pas tout: si je vous prends de la marchandise en troc, vous me ferez bonne mesure, au moins?
– Comme de juste. Qu’est-ce qu’il te faut? des chaînes ou des crampons pour tes bachots?
– Non, il me faudrait quatre ou cinq plaques de tôle très-forte, comme qui dirait pour doubler des volets.
– J’ai ton affaire… quatre lignes d’épaisseur… une balle de pistolet ne traverserait pas ça.
– C’est ce que je veux… justement!…
– Et de quelle grandeur?
– Mais… en tout, sept à huit pieds carrés.
– Bon! Qu’est-ce qu’il te faudrait encore?
– Trois barres de fer de trois à quatre pieds de long et de deux pouces carrés.
– J’ai démoli l’autre jour une grille de croisée, ça t’ira comme un gant… Et puis?
– Deux fortes charnières et un loquet pour ajuster et fermer à volonté une soupape de deux pieds carrés.
– Une trappe, tu veux dire?
– Non, une soupape…
– Je ne comprends pas à quoi ça peut te servir, une soupape.
– C’est possible; moi, je le comprends.
– À la bonne heure; tu n’auras qu’à choisir, j’ai là un tas de charnières. Et qu’est-ce qu’il te faudra encore?
– C’est tout.
– Ça n’est guère.
– Préparez-moi tout de suite ma marchandise, père Micou, je la prendrai en repassant; j’ai encore des courses à faire.
– Avec ta charrette? Dis donc, farceur, j’ai vu un ballot au fond; c’est encore quelque friandise que tu as prise dans le buffet à tout le monde, petit gourmand?
– Comme vous dites, père Micou; mais vous ne mangez pas de ça. Ne me faites pas attendre mes ferrailles, car il faut que je sois à l’île avant midi.
– Sois tranquille, il est huit heures; si tu ne vas pas loin, dans une heure tu peux revenir, tout sera prêt, argent et fournitures… Veux-tu boire la goutte?
– Toujours… vous me la devez bien!…
Le père Micou prit dans une vieille armoire une bouteille d’eau-de-vie, un verre fêlé, une tasse sans anse, et versa.
– À la vôtre, père Micou!
– À la tienne, mon garçon, et à ces dames de chez toi!
– Merci… Et ça va bien toujours, votre garni?
– Comme ci, comme ça… J’ai toujours quelques locataires pour qui je crains les descentes du commissaire… mais ils paient en conséquence.
– Pourquoi donc?
– Es-tu bête! Quelquefois je loge comme j’achète… à ceux-là, je ne demande pas plus de passeport que je ne te demande de facture de vente à toi.
– Connu!… Mais, à ceux-là, vous louez aussi cher que vous m’achetez bon marché.
– Faut bien se rattraper… J’ai un de mes cousins qui tient une belle maison garnie de la rue Saint-Honoré, même que sa femme est une forte couturière qui emploie jusqu’à des vingt ouvrières, soit chez elle, soit dans leur chambre.