D’une pâleur violacée qui se détache des ombres de l’alcôve, son visage, inondé d’une sueur froide, a atteint le dernier degré du marasme; ses paupières fermées sont tellement gonflées, injectées de sang, qu’elles apparaissent comme deux lobes rougeâtres au milieu de cette face d’une lividité cadavéreuse.
– Encore un accès aussi violent que celui de tout à l’heure… et il est mort…, dit Polidori à voix basse. Arétée [4] l’a dit, la plupart de ceux qui sont atteints de cette étrange et effroyable maladie périssent presque toujours le septième jour… et il y a aujourd’hui six jours que l’infernale créole a allumé le feu inextinguible qui dévore cet homme…
Après quelques moments de silence méditatif, Polidori s’éloigna du lit et se promena lentement dans la chambre.
– Tout à l’heure, reprit-il en s’arrêtant, pendant la crise qui a failli emporter Jacques, je me croyais sous l’obsession d’un rêve en l’entendant décrire une à une, et d’une voix haletante, les monstrueuses hallucinations qui traversaient son cerveau… Terrible… terrible maladie!… Tour à tour elle soumet chaque organe à des phénomènes qui déconcertent la science… épouvantent la nature… Ainsi tout à l’heure l’ouïe de Jacques était d’une sensibilité si incroyablement douloureuse, que, quoique je lui parlasse aussi bas que possible, mes paroles brisaient à ce point son tympan qu’il lui semblait, disait-il, que son crâne était une cloche, et qu’un énorme battant d’airain mis en branle au moindre son lui martelait la tête d’une tempe à l’autre avec un fracas étourdissant et des élancements atroces.
Polidori resta de nouveau pensif devant le lit de Jacques Ferrand, dont il s’était rapproché…
La tempête grondait au-dehors; elle éclata bientôt en longs sifflements, en violentes rafales de vent et de pluie qui ébranlèrent toutes les fenêtres de cette maison délabrée…
Malgré son audacieuse scélératesse, Polidori était superstitieux; de noirs pressentiments l’agitaient; il éprouvait un malaise indéfinissable; les mugissements de l’ouragan qui troublaient seuls le morne silence de la nuit lui inspiraient une vague frayeur contre laquelle il voulait en vain se roidir.
Pour se distraire de ses sombres pensées, il se remit à examiner les traits de son complice.
– Maintenant, dit-il en se penchant vers lui, ses paupières s’injectent… On dirait que son sang calciné y afflue et s’y concentre. L’organe de la vue va, comme tout à l’heure celui de l’ouïe, offrir sans doute quelque phénomène extraordinaire… Quelles souffrances!… Comme elles durent!… Comme elles sont variées!… Oh! ajouta-t-il avec un rire amer, quand la nature se mêle d’être cruelle… et de jouer le rôle de tourmenteur, elle défie les plus féroces combinaisons des hommes. Ainsi, dans cette maladie, causée par une frénésie érotique, elle soumet chaque sens à des tortures inouïes, surhumaines… elle développe la sensibilité de chaque organe jusqu’à l’idéal, pour que l’atrocité des douleurs soit idéale aussi.
Après avoir contemplé pendant quelques moments les traits de son complice, il tressaillit de dégoût, se recula et dit:
– Ah! ce masque est affreux… Ces frémissements rapides qui le parcourent et le rident parfois le rendent effrayant…
Au-dehors l’ouragan redoublait de furie…
– Quel orage! reprit Polidori en tombant assis dans un fauteuil et en appuyant son front dans ses mains. Quelle nuit… quelle nuit! Il ne peut y en avoir de plus funestes pour l’état de Jacques.
Après un long silence il reprit:
– Je ne sais si le prince, instruit de l’infernale puissance des séductions de Cecily et de la fougue des sens de Jacques a prévu que chez un homme d’une trempe si énergique, d’une organisation si vigoureuse, l’ardeur d’une passion brûlante et inassouvie, compliquée d’une sorte de rage cupide, développerait l’effroyable névrose dont Jacques est victime… mais cette conséquence était normale, forcée…
«Oh! oui, dit-il en se levant brusquement et comme s’il eût été effrayé par cette pensée, oui, le prince avait sans doute prévu cela… sa rare et vaste intelligence n’est étrangère à aucune science… Son coup d’œil profond embrasse la cause et l’effet de chaque chose… Impitoyable dans sa justice, il a dû baser et calculer sûrement le châtiment de Jacques sur les développements logiques et successifs d’une passion brutale, exaspérée jusqu’à la rage.
Après un long silence, Polidori reprit:
– Quand je songe au passé… quand je songe aux projets ambitieux que, d’accord avec Sarah, j’avais autrefois fondés sur la jeunesse du prince!… Que d’événements! Par quelles dégradations suis-je tombé dans l’abjection criminelle où je vis, moi qui avais cru efféminer ce prince et en faire l’instrument docile du pouvoir que j’avais rêvé!… De précepteur je comptais devenir ministre… Et, malgré mon savoir, mon esprit, de forfaits en forfaits, j’ai atteint les derniers degrés de l’infamie… Me voici enfin le geôlier de mon complice.
Et Polidori s’abîma dans de sinistres réflexions qui le ramenèrent à la pensée de Rodolphe.
– Je redoute et je hais le prince, reprit-il, mais je suis forcé de m’incliner en tremblant devant cette imagination, devant cette volonté toute-puissante qui s’élance toujours d’un seul bond en dehors des routes connues… Quel contraste étrange dans cet homme… assez tendrement charitable pour imaginer la Banque des travailleurs sans ouvrage, assez féroce… pour arracher Jacques à la mort afin de le livrer à toutes les furies vengeresses de la luxure!…
«Rien d’ailleurs de plus orthodoxe, ajouta Polidori avec une sombre ironie. Parmi les peintures que Michel-Ange a faites des sept péchés capitaux dans son Jugement dernier de la chapelle Sixtine, j’ai vu la punition terrifiante dont il frappe la luxure [5]; mais les masques hideux, convulsifs, de ces damnés de la chair qui se tordaient sous la morsure aiguë des serpents, étaient moins effrayants que la face de Jacques pendant son accès de tout à l’heure… il m’a fait peur!
Et Polidori frissonna comme s’il avait encore devant les yeux cette vision formidable.
– Oh! oui! reprit-il avec un abattement rempli de frayeur, le prince est impitoyable… Mieux vaudrait mille fois, pour Ferrand, avoir porté sa tête sur l’échafaud, mieux vaudrait le feu, la roue, le plomb fondu qui brûle et troue les membres, que le supplice que ce misérable endure. À force de le voir souffrir je finis par m’épouvanter pour mon propre sort… Que va-t-on décider de moi… que me réserve-t-on, à moi le complice de Jacques?… Être son geôlier ne peut suffire à la vengeance du prince… il ne m’a pas fait grâce de l’échafaud… pour me laisser vivre. Peut-être une prison éternelle m’attend-elle en Allemagne… Mieux encore vaudrait cela que la mort… Je ne pouvais que me mettre aveuglément à la discrétion du prince… c’était ma seule chance de salut… Quelquefois, malgré sa promesse, une crainte m’assiège… peut-être me livrera-t-on au bourreau… si Jacques succombe! En dressant l’échafaud pour moi de son vivant, ce serait le dresser aussi pour lui, mon complice… mais, lui mort?… Pourtant… je le sais, la parole du prince est sacrée… mais moi qui ai tant de fois violé les lois divines et humaines… pourrai-je invoquer la promesse jurée?… Il n’importe!… De même qu’il était de mon intérêt que Jacques ne s’échappât pas, il serait aussi de mon intérêt de prolonger ses jours… Mais à chaque instant les symptômes de sa maladie s’aggravent… il faudrait presque un miracle pour le sauver… Que faire… que faire?