Ce dernier élan convulsif fut suivi d’une commotion mortelle.
Il retomba aussitôt en arrière, roide et inanimé ses yeux semblaient sortir de leur orbite; d’atroces convulsions imprimaient à ses traits des contorsions surnaturelles, pareilles à celle que la pile voltaïque arrache au visage des cadavres; une écume sanglante inondait ses lèvres; sa voix était sifflante, strangulée, comme celle d’un hydrophobe, car, dans son dernier paroxysme, cette maladie épouvantable… épouvantable punition de la luxure, offre les mêmes symptômes que la rage.
La vie du monstre s’éteignit au milieu d’une dernière et horrible vision, car il balbutia ces mots:
– Nuit noire! noire… spectre… squelettes d’airain rougi au feu… m’enlacent… leurs doigts brûlants… ma chair fume… ma moelle se calcine… spectre acharné… non! non… Cecily! le feu… Cecily!…
Tels furent les derniers mots de Jacques Ferrand…
Rodolphe sortit épouvanté.
VI L’hospice [6]
On se souvient que Fleur-de-Marie, sauvée par la Louve, avait été transportée, non loin de l’île du Ravageur, dans la maison de campagne du docteur Griffon, l’un des médecins de l’hospice civil où nous conduirons le lecteur.
Ce savant docteur, qui avait obtenu, par de hautes protections, un service dans cet hôpital, regardait ses salles comme une espèce de lieu d’essai où il expérimentait sur les pauvres les traitements qu’il appliquait ensuite à ses riches clients, ne hasardant jamais sur ceux-ci un nouveau moyen curatif avant d’en avoir ainsi plusieurs fois tenté et répété l’application in anima vili, comme il le disait avec cette sorte de barbarie naïve où peut conduire la passion aveugle de l’art, et surtout l’habitude et la puissance d’exercer, sans crainte et sans contrôle, sur une créature de Dieu, toutes les capricieuses tentatives, toutes les savantes fantaisies d’un esprit inventeur.
Ainsi, par exemple, le docteur voulait-il s’assurer de l’effet comparatif d’une médication nouvelle assez hasardée, afin de pouvoir déduire des conséquences favorables à tel ou tel système:
Il prenait un certain nombre de malades…
Traitait ceux-ci selon la nouvelle méthode,
Ceux-là par l’ancienne.
Dans quelques circonstances abandonnait les autres aux seules forces de la nature…
Après quoi il comptait les survivants…
Ces terribles expériences étaient, à bien dire, un sacrifice humain fait sur l’autel de la science [7].
Le docteur Griffon n’y songeait même pas.
Aux yeux de ce prince de la science, comme on dit de nos jours, les malades de son hôpital n’étaient que de la matière à étude, à expérimentation; et comme, après tout, il résultait parfois de ses essais un fait utile ou une découverte acquise à la science, le docteur se montrait aussi ingénument satisfait et triomphant qu’un général après une victoire assez coûteuse en soldats.
L’homœopathie, lors de son apparition, n’avait pas eu d’adversaire plus acharné que le docteur Griffon. Il traitait cette méthode d’absurde, de funeste, d’homicide; aussi, fort de sa conviction, et voulant mettre les homœopathes, comme on dit, au pied du mur, il aurait voulu leur offrir, avec une loyauté chevaleresque, un certain nombre de malades sur lesquels l’homœopathie instrumenterait à son gré, sûr d’avance que, de vingt malades soumis à ce traitement, cinq au plus survivraient… Mais la lettre de l’Académie de médecine, qui refusait les expériences provoquées par le ministère lui-même, sur la demande de la société de médecine homœopathique, réprima cet excès de zèle, et, par esprit de corps, il ne voulut pas faire de son autorité privée ce que ses supérieurs hiérarchiques avaient repoussé. Seulement il continua avec la même inconséquence que ses collègues à déclarer à la fois les doses homœopathiques sans aucune action et très-dangereuses, sans réfléchir que ce qui est inerte ne peut en même temps être venimeux; mais les préjugés des savants ne sont pas moins tenaces que ceux du vulgaire, et il fallut bien des années avant qu’un médecin consciencieux osât expérimenter dans un hôpital de Paris la médecine des petites doses et sauver, avec des globules, des centaines de pneumoniques que la saignée eût envoyés dans l’autre monde.
Quant au docteur Griffon, qui déclarait si cavalièrement homicides les millionièmes de grains, il continua d’ingurgiter sans pitié à ses patients l’iode, la strychnine et l’arsenic, jusqu’aux limites extrêmes de la tolérance physiologique, ou pour mieux dire jusqu’à l’extinction de la vie.
On eût stupéfié le docteur Griffon en lui disant, à propos de cette libre et autocratique disposition de ses sujets:
«Un tel état de choses ferait regretter la barbarie de ce temps où les condamnés à mort étaient exposés à subir des opérations chirurgicales récemment découvertes… mais que l’on n’osait encore pratiquer sur le vivant… L’opération réussissait-elle, le condamné était gracié.
«Comparée à ce que vous faites, cette barbarie était de la charité, monsieur.
«Après tout, on donnait ainsi une chance de vie à un misérable que le bourreau attendait, et l’on rendait possible une expérience peut-être utile au salut de tous.
«Les homœopathes, que vous accablez de vos sarcasmes, ont essayé préalablement sur eux-mêmes tous les médicaments dont ils se servent pour combattre les maladies. Plusieurs ont succombé dans ces essais noblement téméraires, mais leur mort doit être inscrite en lettres d’or dans le martyrologe de la science. N’est-ce pas à de semblables expériences que vous devriez convier vos élèves?
«Mais leur indiquer la population d’un hôpital comme une vile matière destinée à la manipulation thérapeutique, comme une espèce de chair à canon destinée à supporter les premières bordées de la mitraille médicale, plus meurtrière que celle du canon; mais tenter vos aventureuses médications sur de malheureux artisans dont l’hospice est le seul refuge lorsque la maladie les accable… mais essayer un traitement peut-être funeste sur des gens que la misère vous livre confiants et désarmés… à vous leur seul espoir, à vous qui ne répondez de leur vie qu’à Dieu… Savez-vous que cela serait pousser l’amour de la science jusqu’à l’inhumanité, monsieur?
«Comment! les classes pauvres peuplent déjà les ateliers, les champs, l’armée; de ce monde elles ne connaissent que misère et privations, et lorsqu’à bout de fatigues et de souffrances elles tombent exténuées… et demi-mortes… la maladie même ne les préserverait pas d’une dernière et sacrilège exploitation?
«J’en appelle à votre cœur, monsieur, cela ne serait-il pas injuste et cruel?»
Hélas! le docteur Griffon aurait été touché peut-être par ces paroles sévères, mais non convaincu.
L’homme est fait de la sorte: le capitaine s’habitue aussi à ne plus considérer ses soldats que comme des pions de ce jeu sanglant qu’on appelle une bataille.
Et c’est parce que l’homme est ainsi fait que la société doit protection à ceux que le sort expose à subir la réaction de ces nécessités humaines.