Or, le caractère du docteur Griffon une fois admis (et on peut l’admettre sans trop d’hyperbole), la population de son hospice n’avait donc aucune garantie, aucun recours contre la barbarie scientifique de ses expériences: car il existe une fâcheuse lacune dans l’organisation des hôpitaux civils.
Nous la signalons ici; puissions-nous être entendu…
Les hôpitaux militaires sont chaque jour visités par un officier supérieur chargé d’accueillir les plaintes des soldats malades et d’y donner suite si elles lui semblent raisonnables. Cette surveillance contradictoire, complètement distincte de l’administration et du service de santé, est excellente; elle a toujours produit les meilleurs résultats. Il est d’ailleurs impossible de voir des établissements mieux tenus que les hôpitaux militaires; les soldats y sont soignés avec une douceur extrême, et traités nous dirions presque avec une commisération respectueuse.
Pourquoi une surveillance analogue à celle que les officiers supérieurs exercent dans les hôpitaux militaires n’est-elle pas exercée dans les hôpitaux civils par des hommes complètement indépendants de l’administration et du service de santé, par une commission choisie peut-être parmi les maires, leurs adjoints, parmi tous ceux enfin qui exercent les diverses charges de l’édilité parisienne, charges toujours si ardemment briguées? Les réclamations du pauvre (si elles étaient fondées) auraient ainsi un organe impartial, tandis que, nous le répétons, cet organe manque absolument; il n’existe aucun contrôle contradictoire du service des hospices…
Cela nous semble exorbitant.
Ainsi, la porte des salles du docteur Griffon une fois refermée sur un malade, ce dernier appartenait corps et âme à la science. Aucune oreille amie ou désintéressée ne pouvait entendre ses doléances.
On lui disait nettement qu’étant admis à l’hospice par charité, il faisait désormais partie du domaine expérimental du docteur, et que malade et maladie devaient servir de sujet d’étude, d’observation, d’analyse ou d’enseignement aux jeunes élèves qui suivaient assidûment la visite de M. Griffon.
En effet, bientôt le sujet avait à répondre aux interrogatoires souvent les plus pénibles, les plus douloureux, et cela non pas seul à seul avec le médecin, qui, comme le prêtre, remplit un sacerdoce et a le droit de tout savoir; non, il lui fallait répondre à voix haute, devant une foule avide et curieuse.
Oui, dans ce pandémonium de la science, vieillard ou jeune homme, fille ou femme, étaient obligés d’abjurer tout sentiment de pudeur ou de honte, et de faire les révélations les plus intimes, de se soumettre aux investigations matérielles les plus pénibles devant un nombreux public, et presque toujours ces cruelles formalités aggravaient les maladies.
Et cela n’était ni humain ni juste: c’est parce que le pauvre entre à l’hospice au nom saint et sacré de la charité qu’il doit être traité avec compassion, avec respect; car le malheur a sa majesté [8].
En lisant les lignes suivantes, on comprendra pourquoi nous les avons fait précéder de quelques réflexions.
Rien de plus attristant que l’aspect nocturne de la vaste salle d’hôpital où nous introduirons le lecteur.
Le long de ses grands murs sombres, percés çà et là de fenêtres grillagées comme celles des prisons, s’étendent deux rangées de lits parallèles, vaguement éclairées par la lueur sépulcrale d’un réverbère suspendu au plafond.
L’atmosphère est si nauséabonde, si lourde, que les nouveaux malades ne s’y acclimatent souvent pas sans danger; ce surcroît de souffrances est une sorte de prime que tout nouvel arrivant paye inévitablement au sinistre séjour de l’hospice.
Au bout de quelque temps une certaine lividité morbide annonce que le malade a subi la première influence de ce milieu délétère, et qu’il est, nous l’avons dit, acclimaté [9].
L’air de cette salle immense est donc épais, fétide.
Çà et là le silence de la nuit est interrompue tantôt par des gémissements plaintifs, tantôt par de profonds soupirs arrachés par l’insomnie fébrile… puis tout se tait, et l’on n’entend plus que le balancement monotone et régulier du pendule d’une grosse horloge qui sonne ces heures si longues, si longues pour la douleur qui veille.
Une des extrémités de cette salle était presque plongée dans l’obscurité.
Tout à coup il se fit à cet endroit une sorte de tumulte et de bruit de pas précipités; une porte s’ouvrit et se referma plusieurs fois; une sœur de charité, dont on distinguait le vaste bonnet blanc et le vêtement noir à la clarté d’une lumière qu’elle portait, s’approcha d’un des derniers lits de la rangée de droite.
Quelques-unes des malades, éveillées en sursaut, se levèrent sur leur séant, attentives à ce qui se passait.
Bientôt les deux battants de la porte s’ouvrirent.
Un prêtre entra portant un crucifix… les deux sœurs s’agenouillèrent.
À la clarté de la lumière qui entourait ce lit d’une pâle auréole, tandis que les autres parties de la salle restaient dans l’ombre, on put voir l’aumônier de l’hospice se pencher vers la couche de misère en prononçant quelques paroles dont le son affaibli se perdit dans le silence de la nuit.
Au bout d’un quart d’heure le prêtre souleva l’extrémité d’un drap dont il recouvrit complètement le chevet du lit…
Puis il sortit…
Une des sœurs agenouillées se releva, ferma les rideaux, qui crièrent sur leurs tringles, et se remit à prier auprès de sa compagne.
Puis tout redevint silencieux.
Une des malades venait de mourir…
Parmi les femmes qui ne dormaient pas et qui avaient assisté à cette scène muette, se trouvaient trois personnes dont le nom a été déjà prononcé dans le cours de cette histoire:
Mlle de Fermont, fille de la malheureuse veuve ruinée par la cupidité de Jacques Ferrand; la Lorraine, pauvre blanchisseuse, à qui Fleur-de-Marie avait autrefois donné le peu d’argent qui lui restait, et Jeanne Duport, sœur de Pique-Vinaigre, le conteur de la Force.
Nous connaissons Mlle de Fermont et la sœur du conteur de la Force. Quant à la Lorraine, c’était une femme de vingt ans environ, d’une figure douce et régulière, mais d’une pâleur et d’une maigreur extrêmes; elle était phtisique au dernier degré, il ne restait aucun espoir de la sauver; elle le savait et s’éteignait lentement.
La distance qui séparait les lits de ces deux femmes était assez petite pour qu’elles pussent causer à voix basse sans être entendues des sœurs.
– En voilà encore une qui s’en va, dit à demi-voix la Lorraine, en songeant à la morte et en se parlant à elle-même. Elle ne souffre plus… Elle est bien heureuse!…
– Elle est bien heureuse… si elle n’a pas d’enfant, ajouta Jeanne.
– Tiens… vous ne dormez pas… ma voisine…, lui dit la Lorraine. Comment ça va-t-il, pour votre première nuit ici? Hier soir, dès en entrant, on vous a fait coucher… et je n’ai pas osé ensuite vous parler, je vous entendais sangloter.
– Oh! oui… j’ai bien pleuré.
– Vous avez donc grand mal?
– Oui, mais je suis dure au mal; c’est de chagrin que je pleurais. Enfin, j’avais fini par m’endormir, je sommeillais, quand le bruit des portes m’a éveillée. Lorsque le prêtre est entré et que les bonnes sœurs se sont agenouillées, j’ai bien vu que c’était une femme qui se mourait… alors j’ai dit en moi-même un Pater et un Ave pour elle.