– Était?
– Un prince déguisé… une altesse royale.
– Allons donc, quelle farce! dit Anastasie.
– Je vous le jure sur mon mari… dit très-sérieusement Rigolette.
– Mon roi des locataires… une altesse royale! s’écria Anastasie. Allllez donc!… Et moi qui l’ai prié de garder ma loge!… Pardon… pardon… pardon…
Et elle remit machinalement son bonnet, comme si cette coiffure eût été plus convenable pour parler d’un prince.
Par une manifestation diamétralement opposée quant à la forme, mais toute semblable quant au fond, Alfred, contre son habitude, se décoiffa complètement et salua profondément le vide en s’écriant: – Un prince, une altesse dans notre loge!… Et il m’a vu sous le linge quand j’étais au lit par suite des indignités de Cabrion!
À ce moment Mme Georges se retourna et dit à son fils et à Rigolette:
– Mes enfants, voici le docteur.
XV Le Maître d’école
Le docteur Herbin, homme d’un âge mûr, avait une physionomie infiniment spirituelle et distinguée, un regard d’une profondeur, d’une sagacité remarquables, et un sourire d’une bonté extrême. Sa voix, naturellement harmonieuse, devenait presque caressante lorsqu’il s’adressait aux aliénés; aussi la suavité de son accent, la mansuétude de ses paroles semblaient souvent calmer l’irritabilité naturelle de ces infortunés. L’un des premiers il avait substitué, dans le traitement de la folie, la commisération et la bienveillance aux terribles moyens coërcitifs employés autrefois: plus de chaînes, plus de coups, plus de douches, plus d’isolement surtout (sauf quelques cas exceptionnels).
Sa haute intelligence avait compris que la monomanie, que l’insanité, que la fureur s’exaltent par la séquestration et par les brutalités; qu’en soumettant au contraire les aliénés à la vie commune, mille distractions, mille incidents de tous les moments les empêchent de s’absorber dans une idée fixe, d’autant plus funeste qu’elle est plus concentrée par la solitude et par l’intimidation.
Ainsi, l’expérience prouve que, pour les aliénés, l’isolement est aussi funeste qu’il est salutaire pour les détenus criminels… la perturbation mentale des premiers s’accroissant dans la solitude, de même que la perturbation ou plutôt la subversion morale des seconds s’augmente et devient incurable par la fréquentation de leurs pairs en corruption.
Sans doute, dans plusieurs années, le système pénitentiaire actuel, avec ses prisons en commun, véritables écoles d’infamie, avec ses bagnes, ses chaînes, ses piloris et ses échafauds, paraîtra aussi vicieux, aussi sauvage, aussi atroce que l’ancien traitement qu’on infligeait aux aliénés paraît à cette heure absurde et atroce…
– Monsieur, dit Mme Georges [18] à M. Herbin, j’ai cru pouvoir accompagner mon fils et ma belle-fille, quoique je ne connaisse pas M. Morel. La position de cet excellent homme m’a paru si intéressante que je n’ai pu résister au désir d’assister avec mes enfants au réveil complet de sa raison, qui, vous l’espérez, nous a-t-on dit, lui reviendra ensuite de l’épreuve à laquelle vous allez le soumettre.
– Je compte du moins beaucoup, madame, sur l’impression favorable que doit lui causer la présence de sa fille et des personnes qu’il avait l’habitude de voir.
– Lorsqu’on est venu arrêter mon mari, dit la femme de Morel avec émotion, en montrant Rigolette au docteur, notre bonne petite voisine était occupée à me secourir moi et mes enfants.
– Mon père connaissait bien aussi M. Germain, qui a toujours eu beaucoup de bontés pour nous, ajouta Louise. Puis, désignant Alfred et Anastasie, elle reprit: Monsieur et madame sont les portiers de notre maison… ils avaient aussi bien des fois aidé notre famille dans son malheur autant qu’ils le pouvaient.
– Je vous remercie, monsieur, dit le docteur à Alfred, de vous être dérangé pour venir ici; mais, d’après ce qu’on me dit, je vois que cette visite ne doit pas vous coûter?
– Môssieur, dit Pipelet en s’inclinant gravement, l’homme doit s’entraider ici-bas… il est frère… sans compter que le père Morel était la crème des honnêtes gens… avant qu’il n’ait perdu la raison par suite de son arrestation et celle de cette chère Mlle Louise.
– Et même, reprit Anastasie, et même que je regrette toujours que l’écuellée de soupe brûlante que j’ai jetée sur le dos des recors n’aurait pas été du plomb fondu… n’est-ce pas, vieux chéri, du pur plomb fondu?
– C’est vrai; je dois rendre ce juste hommage à l’affection que mon épouse avait vouée aux Morel.
– Si vous ne craignez pas, madame, dit le docteur Herbin à la mère de Germain, la vue des aliénés, nous traverserons plusieurs cours pour nous rendre au bâtiment extérieur où j’ai jugé à propos de faire conduire Morel et j’ai donné l’ordre ce matin qu’on ne le menât pas à la ferme comme à l’ordinaire.
– À la ferme, monsieur? dit Mme Georges, il y a une ferme ici?
– Cela vous surprend, madame? je le conçois. Oui, nous avons ici une ferme dont les produits sont d’une très-grande ressource pour la maison et qui est mise en valeur par des aliénés [19].
– Ils y travaillent? en liberté, monsieur?
– Sans doute, et le travail, le calme des champs, la vue de la nature, est un de nos meilleurs moyens curatifs… Un seul gardien les y conduit, et il n’y a presque jamais eu d’exemple d’évasion; ils s’y rendent avec une satisfaction véritable… et le petit salaire qu’ils gagnent sert à améliorer leur sort… à leur procurer de petites douceurs. Mais nous voici arrivés à la porte d’une des cours. Puis, voyant une légère nuance d’appréhension sur les traits de Mme Georges, le docteur ajouta: Ne craignez rien, madame… dans quelques minutes vous serez aussi rassurée que moi.
– Je vous suis, monsieur… Venez, mes enfants.
– Anastasie, dit tout bas M. Pipelet, qui était resté en arrière avec sa femme, quand je songe que si l’infernale poursuite de Cabrion eût duré… ton Alfred devenait fou, et, comme tel, était relégué parmi ces malheureux que nous allons voir vêtus des costumes les plus baroques, enchaînés par le milieu du corps ou enfermés dans des loges comme les bêtes féroces du Jardin des Plantes!
– Ne m’en parle pas, vieux chéri… On dit que les fous par amour sont comme de vrais singes dès qu’ils aperçoivent une femme… Ils se jettent aux barreaux de leurs cages en poussant des roucoulements affreux… Il faut que leurs gardiens les apaisent à grands coups de fouet et en leur lâchant sur la tête des immenses robinets d’eau glacée qui tombent de cent pieds de haut… et ça n’est pas de trop pour les rafraîchir.
– Anastasie, ne vous approchez pas trop des cages de ces insensés, dit gravement Alfred; un malheur est si vite arrivé!
– Sans compter que ça ne serait pas généreux de ma part d’avoir l’air de les narguer, car, après tout, ajouta Anastasie avec mélancolie, c’est nos attraits qui rendent les hommes comme ça. Tiens, je frémis, mon Alfred, quand je pense que si je t’avais refusé ton bonheur, tu serais probablement, à l’heure qu’il est, fou d’amour comme un de ces enragés… que tu serais à te cramponner aux barreaux de ta cage aussitôt que tu verrais une femme, et à rugir après, pauvre vieux chéri… toi qui, au contraire, t’ensauves dès qu’elles t’agacent.