– Et quel est donc cet aveugle dont il parle, monsieur? est-ce une illusion de son esprit? demanda Mme Georges.
– Non, madame, c’est une histoire fort étrange, répondit le docteur. Cet aveugle a été pris dans un repaire des Champs-Élysées, où l’on a arrêté une bande de voleurs et d’assassins; on a trouvé cet homme enchaîné au milieu d’un caveau souterrain, à côté du cadavre d’une femme si horriblement mutilé qu’on n’a pu la reconnaître.
– Ah! c’est affreux… dit Mme Georges en frissonnant [20].
– Cet homme est d’une épouvantable laideur, toute sa figure est corrodée par le vitriol. Depuis son arrivée ici il n’a pas prononcé une parole. Je ne sais s’il est réellement muet, ou s’il affecte le mutisme. Par un singulier hasard, les seules crises qu’il ait eues se sont passées pendant mon absence, et toujours la nuit. Malheureusement toutes les demandes qu’on lui adresse restent sans réponse, et il est impossible d’avoir aucun renseignement sur sa position; ses accès semblent causés par une fureur dont la cause est impénétrable, car il ne prononce pas une parole. Les autres aliénés ont pour lui beaucoup d’attentions; ils guident sa marche et ils se plaisent à l’entretenir, hélas! selon le degré de leur intelligence. Tenez… le voici…
Toutes les personnes qui accompagnaient le médecin reculèrent d’horreur à la vue du Maître d’école, car c’était lui.
Il n’était pas fou, mais il contrefaisait le muet et l’insensé.
Il avait massacré la Chouette, non dans un accès de folie, mais dans un accès de fièvre chaude pareil à celui dont il avait déjà été frappé lors de sa terrible vision à la ferme de Bouqueval.
Ensuite de son arrestation à la taverne des Champs-Élysées, sortant de son délire passager, le Maître d’école s’était éveillé dans une des cellules du dépôt de la Conciergerie où l’on enferme provisoirement les insensés. Entendant dire autour de lui: «C’est un fou furieux», il résolut de continuer de jouer ce rôle, et s’imposa un mutisme complet afin de ne pas se compromettre par ses réponses, dans le cas où l’on douterait de son insanité prétendue.
Ce stratagème lui réussit. Conduit à Bicêtre, il simula de temps à autre de violents accès de fureur, ayant toujours soin de choisir la nuit pour ces manifestations, afin d’échapper à la pénétrante observation du médecin en chef, le chirurgien de garde, éveillé et appelé à la hâte, n’arrivant presque jamais qu’à l’issue ou à la fin de la crise.
Le très-petit nombre des complices du Maître d’école qui savaient son véritable nom et son évasion du bagne de Rochefort ignoraient ce qu’il était devenu, et n’avaient d’ailleurs aucun intérêt à le dénoncer; on ne pouvait ainsi constater son identité. Il espérait donc rester toujours à Bicêtre, en continuant son rôle de fou et de muet.
Oui, toujours, tel était alors l’unique vœu, le seul désir de cet homme, grâce à l’impuissance de nuire qui paralysait ses méchants instincts. Grâce à l’isolement profond où il avait vécu dans le caveau de Bras-Rouge, le remords, on le sait, s’était peu à peu emparé de cette âme de fer.
À force de concentrer son esprit dans une incessante méditation, le souvenir de ses crimes passés, privé de toute communication avec le monde extérieur, ses idées finissaient souvent par prendre un corps, par s’imager dans son cerveau, ainsi qu’il l’avait dit à la Chouette; alors lui apparaissaient quelquefois les traits de ses victimes; mais ce n’était pas là de la folie, c’était la puissance du souvenir porté à sa dernière expression.
Ainsi cet homme, encore dans la force de l’âge, d’une constitution athlétique, cet homme qui devait sans doute vivre encore de longues années, cet homme qui jouissait de toute la plénitude de sa raison, devait passer ces longues années parmi les fous, dans un mutisme complet, sinon, s’il était découvert, on le conduisait à l’échafaud pour ses nouveaux meurtres, ou on le condamnait à une réclusion perpétuelle parmi des scélérats pour lesquels il ressentait une horreur qui s’augmentait en raison de son repentir.
Le Maître d’école était assis sur un banc; une forêt de cheveux grisonnants couvraient sa tête hideuse et énorme; accoudé sur un de ses genoux, il appuyait son menton dans sa main. Quoique ce masque affreux fût privé de regard, que deux trous remplaçassent son nez, que sa bouche fût difforme, un désespoir écrasant, incurable, se manifestait encore sur ce visage monstrueux.
Un aliéné d’une figure triste, bienveillante et juvénile, agenouillé devant le Maître d’école, tenait sa robuste main entre les siennes, le regardait avec bonté, et d’une voix douce répétait incessamment ces seuls mots: «Des fraises… des fraises… des fraises…»
– Voilà pourtant, dit gravement le fou savant, la seule conversation que cet idiot sache tenir à l’aveugle. Si chez lui les yeux du corps sont fermés, ceux de l’esprit sont sans doute ouverts, et il me saura gré de me mettre en communication avec lui.
– Je n’en doute pas, dit le docteur pendant que le pauvre insensé à figure mélancolique contemplait l’abominable figure du Maître d’école, avec compassion et répétait de sa voix douce: «Des fraises… des fraises… des fraises…»
– Depuis son entrée ici, ce pauvre fou n’a pas prononcé d’autres paroles que celles-là, dit le docteur à Mme Georges, qui regardait le Maître d’école avec horreur; quel événement se rattache à ces mots, les seuls qu’il dise… c’est ce que je n’ai pu pénétrer…
– Mon Dieu, ma mère, dit Germain à Mme Georges, combien ce malheureux aveugle paraît accablé!…
– C’est vrai, mon enfant, répondit Mme Georges, malgré moi mon cœur se serre… sa vue me fait mal. Oh! qu’il est triste de voir l’humanité sous ce sinistre aspect!
À peine Mme Georges eut-elle prononcé ces mots que le Maître d’école tressaillit; son visage couturé devint pâle sous ses cicatrices; il leva et tourna si vivement la tête du côté de la mère de Germain que celle-ci ne put retenir un cri d’effroi, quoiqu’elle ignorât quel était ce misérable.
Le Maître d’école avait reconnu la voix de sa femme, et les paroles de Mme Georges lui disaient qu’elle parlait à son fils.
– Qu’avez-vous, ma mère? s’écria Germain.
– Rien, mon enfant… mais le mouvement de cet homme… l’expression de sa figure… tout cela m’a effrayée… Tenez, monsieur, pardonnez à ma faiblesse, ajouta-t-elle en s’adressant au docteur; je regrette presque d’avoir cédé à ma curiosité en accompagnant mon fils.
– Oh! pour une fois… ma mère… il n’y a rien à regretter…
– Bien certainement que notre bonne mère ne reviendra plus jamais ici, ni nous non plus, n’est-ce pas, mon petit Germain? dit Rigolette; c’est si triste… ça navre le cœur.