– Allons, vous êtes une petite peureuse. N’est-ce pas, monsieur le docteur, dit Germain en souriant, n’est-ce pas que ma femme est une peureuse?
– J’avoue, répondit le médecin, que la vue de ce malheureux aveugle et muet m’a impressionné… moi qui ai vu bien des misères.
– Quelle frimousse… hein! vieux chéri? dit tout bas Anastasie… Eh bien! auprès de toi… tous les hommes me paraissent aussi laids que cet affreux bonhomme… C’est pour ça que personne ne peut se vanter de… tu comprends, mon Alfred?…
– Anastasie, je rêverai de cette figure-là… c’est sûr… j’en aurai le cauchemar…
– Mon ami, dit le docteur au Maître d’école, comment vous trouvez-vous?…
Le Maître d’école resta muet.
– Vous ne m’entendez donc pas? reprit le docteur en lui frappant légèrement sur l’épaule.
Le Maître d’école ne répondit rien, il baissa la tête; au bout de quelques instants… de ses yeux sans regards il tomba une larme…
– Il pleure, dit le docteur.
– Pauvre homme! ajouta Germain avec compassion.
Le Maître d’école frissonna; il entendait de nouveau la voix de son fils… Son fils éprouvait pour lui un sentiment de compassion.
– Qu’avez-vous? Quel chagrin vous afflige? demanda le docteur. Le Maître d’école, sans répondre, cacha son visage dans ses mains.
– Nous n’en obtiendrons rien, dit le docteur.
– Laissez-moi faire, je vais le consoler, reprit le fou savant d’un air grave et prétentieux. Je vais lui démontrer que tous les genres de surfaces orthogonales dans lesquelles les trois systèmes sont isothermes sont: 1° ceux des surfaces du second ordre; 2° ceux des ellipsoïdes de révolution autour du petit axe et du grand axe; 3° ceux… Mais, au fait, non, reprit le fou en se ravisant et réfléchissant; je l’entretiendrai du système planétaire. Puis, s’adressant au jeune aliéné toujours agenouillé devant le Maître d’école: – Ôte-toi de là… avec tes fraises…
– Mon garçon, dit le docteur au jeune fou, il faut que chacun de vous conduise et entretienne à son tour ce pauvre homme… Laissez votre camarade prendre votre place…
Le jeune aliéné obéit aussitôt, se leva, regarda timidement le docteur de ses grands yeux bleus, lui témoigna sa déférence par un salut, fit un signe d’adieu au Maître d’école et s’éloigna en répétant d’une voix plaintive: «Des fraises… des fraises…»
Le docteur, s’apercevant de la pénible impression que cette scène causait à Mme Georges, lui dit:
– Heureusement, madame, nous allons trouver Morel, et, si mon espérance se réalise, votre âme s’épanouira en voyant cet excellent homme rendu à la tendresse de sa digne femme et de sa digne fille.
Et le médecin s’éloigna suivi des personnes qui l’accompagnaient.
Le Maître d’école resta seul avec le fou de science, qui commença de lui expliquer, d’ailleurs très-savamment, très-éloquemment, la marche imposante des astres, qui décrivent silencieusement leur courbe immense dans le ciel, dont l’état normal est la nuit…
Mais le Maître d’école n’écoutait pas…
Il songeait avec un profond désespoir qu’il n’entendrait plus jamais la voix de son fils et de sa femme… Certain de la juste horreur qu’il leur inspirait, du malheur, de la honte, de l’épouvante où les aurait plongés la révélation de son nom, il eût plutôt enduré mille morts que de se découvrir à eux… Une seule, une dernière consolation lui restait: un moment il avait inspiré quelque pitié à son fils.
Et malgré lui il se rappelait ces mots que Rodolphe lui avait dits avant de lui infliger un châtiment terrible: «Chacune de tes paroles est un blasphème, chacune de tes paroles sera une prière: tu es audacieux et cruel parce que tu es fort, tu seras doux et humble parce que tu seras faible. Ton cœur est fermé au repentir… un jour tu pleureras tes victimes… D’homme tu t’es fait bête féroce… Un jour ton intelligence se relèvera par l’expiation. Tu n’as pas même respecté ce que respectent les bêtes sauvages, leur femelle et leurs petits… après une longue vie consacrée à la rédemption de tes crimes, ta dernière prière sera pour supplier Dieu de t’accorder le bonheur inespéré de mourir entre ta femme et ton fils…»
– Nous allons passer devant la cour des idiots, et nous arriverons au bâtiment où se trouve Morel, dit le docteur en sortant de la cour où était le Maître d’école.
XVI Morel le lapidaire
Malgré la tristesse que lui avait inspirée la vue des aliénés, Mme Georges ne put s’empêcher de s’arrêter un moment en passant devant une cour grillée où étaient enfermés les idiots incurables.
Pauvres êtres, qui souvent n’ont pas même l’instinct de la bête et dont on ignore presque toujours l’origine; inconnus de tous et d’eux-mêmes… Ils traversent ainsi la vie, absolument étrangers aux sentiments, à la pensée, éprouvant seulement les besoins animaux les plus limités…
Le hideux accouplement de la misère et de la débauche, au plus profond des bouges les plus infects, cause ordinairement cet effroyable abâtardissement de l’espèce… qui atteint en général les classes pauvres.
Si généralement la folie ne se révèle pas tout d’abord à l’observateur superficiel par la seule inspection de la physionomie de l’aliéné, il n’est que trop facile de reconnaître les caractères physiques de l’idiotisme.
Le docteur Herbin n’eut pas besoin de faire remarquer à Mme Georges l’expression d’abrutissement sauvage, d’insensibilité stupide ou d’ébahissement imbécile qui donnait aux traits de ces malheureux une expression à la fois hideuse et pénible à voir. Presque tous étaient vêtus de longues souquenilles sordides en lambeaux: car, malgré toute la surveillance possible, on ne peut empêcher ces êtres, absolument privés d’instinct et de raison, de lacérer, de souiller leurs vêtements en rampant, en se roulant comme des bêtes dans la fange des cours [21] où ils restent pendant le jour.
Les uns, accroupis dans les coins les plus obscurs d’un hangar qui les abritait, pelotonnés, ramassés sur eux-mêmes comme des animaux dans leurs tanières, faisaient entendre une sorte de râlement sourd et continuel.
D’autres, adossés au mur, debout, immobiles, muets, regardaient fixement le soleil.
Un vieillard d’une obésité difforme, assis sur une chaise de bois, dévorait sa pitance avec une voracité animale, en jetant de côté et d’autre des regards obliques et courroucés.
Ceux-ci marchaient circulairement et en hâte dans un tout petit espace qu’ils se limitaient. Cet étrange exercice durait des heures entières sans interruption.
Ceux-là, assis par terre, se balançaient incessamment en jetant alternativement le haut de leur corps en avant et en arrière, n’interrompant ce mouvement d’une monotonie vertigineuse que pour rire aux éclats, de ce rire strident, guttural de l’idiotisme.
D’autres enfin, dans un complet anéantissement, n’ouvraient les yeux qu’aux heures du repas, et restaient inertes, inanimés, sourds, muets, aveugles, sans qu’un cri, sans qu’un geste annonçât leur vitalité.
L’absence complète de communication verbale ou intelligente est un des caractères les plus sinistrés d’une réunion d’idiots; au moins, malgré l’incohérence de leurs paroles et de leurs pensées, les fous se parlent, se reconnaissent, se recherchent; mais entre les idiots il règne une indifférence stupide, un isolement farouche. Jamais on ne les entend prononcer une parole articulée; ce sont de temps à autre quelques rires sauvages ou des gémissements et des cris qui n’ont rien d’humain. À peine un très-petit nombre d’entre eux reconnaissent-ils leurs gardiens. Et pourtant, répétons-le avec admiration, par respect pour la créature, ces infortunés, qui semblent ne plus appartenir à notre espèce, et pas même à l’espèce animale, par le complet anéantissement de leurs facultés intellectuelles; ces êtres, incurablement frappés, qui tiennent plus du mollusque que de l’être animé, et qui souvent traversent ainsi tous les âges d’une longue carrière, sont entourés de soins recherchés et d’un bien-être dont ils n’ont pas même la conscience.