Depuis quelque temps le coupé du prince, attelé de quatre chevaux de poste, n’allait qu’au pas, et un des deux valets de pied en deuil (à cause de la mort de Sarah), assis sur le siège de derrière, était même prudemment descendu, se tenant à une des portières, la voiture étant très-basse. Les postillons criaient: «Gare!» et avançaient avec précaution.
Rodolphe, vêtu du grand deuil comme sa fille, dont il tenait une des mains dans les siennes, la regardait avec bonheur et attendrissement. La douce et charmante figure de Fleur-de-Marie s’encadrait dans une petite capote de crêpe noir qui faisait ressortir encore la blancheur éblouissante de son teint et les reflets brillants de ses jolis cheveux blonds: on eût dit que l’azur de ce beau jour se reflétait dans ses grands yeux, qui n’avaient jamais été d’un bleu plus limpide et plus doux… Quoique sa figure, doucement souriante, exprimât le calme, le bonheur, lorsqu’elle regardait son père, une teinte de mélancolie, quelquefois même de tristesse indéfinissable, jetait souvent son ombre sur les traits de Fleur-de-Marie quand les yeux de son père n’étaient plus attachés sur elle.
– Tu ne m’en veux pas de t’avoir fait lever de si bonne heure… et d’avoir ainsi avancé le moment de notre départ? lui dit Rodolphe en souriant.
– Oh! non, mon père; cette matinée est si belle!…
– C’est que j’ai pensé, vois-tu, que notre journée serait mieux coupée en partant de bonne heure… et que tu serais moins fatiguée… Murph, mes aides de camp et la voiture de suite, où sont tes femmes, nous rejoindront à notre première halte, où tu te reposeras.
– Bon père… c’est moi… toujours moi qui vous préoccupe…
– Oui, mademoiselle… et, sans reproche… il est impossible d’avoir aucune autre pensée… dit le prince en souriant; puis il ajouta avec un élan de tendresse: Oh! je t’aime tant… je t’aime tant!… Ton front… vite…
Fleur-de-Marie s’inclina vers son père, et Rodolphe posa ses lèvres avec délices sur son front charmant.
C’était à cet instant que la voiture, approchant de la foule, avait commencé de marcher très-lentement.
Rodolphe, étonné, baissa la glace, et il dit en allemand au valet de pied qui se tenait près de la portière:
– Eh bien! Frantz… qu’y a-t-il? quel est ce tumulte?
– Monseigneur, il y a tant de foule… que les chevaux ne peuvent plus avancer.
– Et pourquoi cette foule?
– Monseigneur…
– Eh bien?
– C’est que Votre Altesse…
– Parle donc…
– Monseigneur… je viens d’entendre dire qu’il y a là-bas… une exécution à mort.
– Ah! c’est affreux! s’écria Rodolphe en se rejetant au fond de la voiture.
– Qu’avez-vous; mon père? dit vivement Fleur-de-Marie avec inquiétude.
– Rien… rien… mon enfant.
– Mais ces cris menaçants… entendez-vous? ils approchent… Qu’est-ce que cela, mon Dieu?
– Frantz, ordonne aux postillons de retourner et de gagner Charenton par un autre chemin… quel qu’il soit… dit Rodolphe.
– Monseigneur, il est trop tard… nous voilà dans la foule… On arrête les chevaux… des gens de mauvaise mine…
Le valet de pied ne put parler davantage. La foule, exaspérée par les forfanteries sanguinaires du Squelette et de Nicolas, entoura tout à coup la voiture en vociférant. Malgré les efforts, les menaces des postillons, les chevaux furent arrêtés, et Rodolphe ne vit de tous côtés, au niveau des portières, que des visages horribles, furieux, menaçants, et, les dominant de sa grande taille, le Squelette, qui s’avança à la portière.
– Mon père… prenez garde! s’écria Fleur-de-Marie en jetant ses bras autour du cou de Rodolphe.
– C’est donc vous qui êtes le seigneur? dit le Squelette en avançant sa tête hideuse jusque dans la voiture.
À cette insolence, Rodolphe, sans la présence de sa fille, se fût livré à la violence de son caractère; mais il se contint et répondit froidement:
– Que voulez-vous? Pourquoi arrêtez-vous ma voiture?
– Parce que cela nous plaît, dit le Squelette en mettant ses mains osseuses sur le rebord de la portière… Chacun son tour… hier tu écrasais la canaille… aujourd’hui la canaille t’écrasera si tu bouges.
– Mon père… nous sommes perdus! murmura Fleur-de-Marie à voix basse.
– Rassure-toi… je comprends…, dit le prince; c’est le dernier jour de carnaval… Ces gens sont ivres… je vais m’en débarrasser.
– Il faut le faire descendre… et sa largue [29] aussi…, cria Nicolas. Pourquoi qu’ils écrasent le pauvre monde!
– Vous me paraissez avoir déjà beaucoup bu, et avoir envie de boire encore, dit Rodolphe en tirant une bourse de sa poche. Tenez… voilà pour vous… ne retenez pas ma voiture plus longtemps, et il jeta sa bourse.
Tortillard l’attrapa au vol.
– Au fait, tu pars en voyage, tu dois avoir les goussets garnis; aboule encore de l’argent, ou je te tue… Je n’ai rien à risquer… je te demande la bourse ou la vie en plein soleil… C’est farce! dit le Squelette complètement ivre de vin et de rage sanguinaire.
Et il ouvrit brusquement la portière.
La patience de Rodolphe était à bout; inquiet pour Fleur-de-Marie, dont l’effroi augmentait à chaque minute, et pensant qu’un acte de vigueur imposerait à ce misérable qu’il croyait simplement ivre, il sauta de sa voiture pour saisir le Squelette à la gorge… D’abord celui-ci se recula vivement en tirant de sa poche un long couteau poignard, puis il se jeta sur Rodolphe.
Fleur-de-Marie, voyant le poignard du bandit levé sur son père, poussa un cri déchirant, se précipita hors de la voiture et l’enlaça de ses bras…
C’en était fait d’elle et de son père sans le Chourineur, qui, au commencement de cette rixe, ayant reconnu la livrée du prince, était parvenu, après des efforts surhumains, à s’approcher du Squelette.
Au moment où celui-ci menaçait le prince de son couteau, le Chourineur arrêta le bras du brigand d’une main et, de l’autre, le saisit au collet et le renversa à demi en arrière…
Quoique surpris à l’improviste et par derrière, le Squelette put se retourner, reconnut le Chourineur et s’écria:
– L’homme à la blouse grise de la Force!… cette fois-ci, je te tue. Et, se précipitant avec furie sur le Chourineur, il lui plongea son couteau dans la poitrine…
Le Chourineur chancela… mais ne tomba pas… la foule le soutenait.
– La garde! voici la garde! crièrent quelques voix effrayées.
À ces mots, à la vue du meurtre du Chourineur, toute cette foule si compacte, craignant d’être comprise dans cet assassinat, se dispersa comme par enchantement et se mit à fuir dans toutes les directions… Le Squelette, Nicolas Martial et Tortillard disparurent aussi…