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Lorsque la garde arriva, guidée par le courrier, qui était parvenu à s’échapper lorsque la foule l’avait abandonné pour entourer la voiture du prince, il ne restait sur le théâtre de cette lugubre scène que Rodolphe, sa fille, et le Chourineur inondé de sang.

Les deux valets de pied du prince l’avaient assis par terre et adossé à un arbre.

Tout ceci s’était passé mille fois plus rapidement qu’il n’est possible de l’écrire, à quelques pas de la guinguette d’où étaient sortis le Squelette et sa bande.

Le prince, pâle, ému, entourait de ses bras Fleur-de-Marie défaillante, pendant que les postillons rajustaient les traits, qui avaient été à moitié brisés dans la bagarre.

– Vite, dit le prince à ses gens, occupés à secourir le Chourineur, transportez ce malheureux dans ce cabaret… Et toi, ajouta-t-il s’adressant à son courrier, monte sur le siège, et qu’on aille ventre à terre chercher à l’hôtel le docteur David; il ne doit partir qu’à onze heures… on le trouvera…

Quelques minutes après, la voiture partait au galop, et les deux domestiques transportaient le Chourineur dans la salle basse où avait eu lieu l’orgie, et où se trouvaient encore quelques-unes des femmes qui y avaient figuré.

– Ma pauvre enfant, dit Rodolphe à sa fille, je vais te conduire dans une chambre de cette maison… et tu m’y attendras… car je ne puis abandonner aux seuls soins de mes gens cet homme courageux qui vient de me sauver encore la vie.

– Oh! mon père, je vous en prie, ne me quittez pas…, s’écria Fleur-de-Marie avec épouvante en saisissant le bras de Rodolphe, ne me laissez pas seule… je mourrais de frayeur… j’irai où vous irez…

– Mais ce spectacle est affreux!

– Mais grâce à cet homme… vous vivez pour moi, mon père… permettez-moi au moins que je me joigne à vous pour le remercier et pour le consoler.

La perplexité du prince était grande: sa fille témoignait une si juste frayeur de rester seule dans une chambre de cette ignoble taverne, qu’il se résigna à entrer avec elle dans la salle basse où se trouvait le Chourineur.

Le maître de la guinguette et plusieurs d’entre les femmes qui y étaient restées (parmi lesquelles se trouvait l’ogresse du tapis-franc) avaient à la hâte étendu le blessé sur un matelas, et puis étanché, tamponné sa plaie avec des serviettes.

Le Chourineur venait d’ouvrir les yeux lorsque Rodolphe entra. À la vue du prince, ses traits, d’une pâleur de mort, se ranimèrent un peu… Il sourit péniblement et lui dit d’une voix faible:

– Ah! monsieur Rodolphe… comme ça s’est heureusement rencontré que je me sois trouvé là!…

– Brave et dévoué… comme toujours! lui dit le prince avec un accent désolé, tu me sauves encore…

– J’allais aller… à la barrière de Charenton… pour tâcher de vous voir partir… heureusement… je me suis trouvé arrêté ici par la foule… Ça devait d’ailleurs m’arriver… je l’ai dit à Martial… j’avais un pressentiment.

– Un pressentiment!…

– Oui… monsieur Rodolphe… Le rêve du sergent… cette nuit je l’ai eu…

– Oubliez ces idées… espérez… votre blessure ne sera pas mortelle…

– Oh! si, le Squelette a piqué juste… C’est égal, j’avais raison… de dire à Martial… qu’un ver de terre comme moi pouvait quelquefois être… utile… à un grand seigneur comme vous…

– Mais c’est la vie… la vie… que je vous dois encore…

– Nous sommes quittes… monsieur Rodolphe… Vous m’avez dit que j’avais du cœur et de l’honneur… Ce mot-là… voyez-vous… Oh! j’étouffe… monseigneur… sans vous… commander… faites-moi l’honneur… de… votre main… je sens que je m’en vas…

– Non… c’est impossible… s’écria le prince en se courbant vers le Chourineur et serrant dans ses mains la main glacée du moribond, non… vous vivrez… vous vivrez…

– Monsieur Rodolphe… voyez-vous qu’il y a quelque chose… là-haut… J’ai tué… d’un coup de couteau… je meurs d’un coup… de… couteau…, dit le Chourineur, d’une voix de plus en plus faible et étouffée.

À ce moment, ses regards s’arrêtèrent sur Fleur-de-Marie, qu’il n’avait pas encore aperçue. L’étonnement se peignit sur sa figure mourante; il fit un mouvement et dit:

– Ah!… mon… Dieu! la Goualeuse…

– Oui… c’est ma fille… elle vous bénit de lui avoir conservé son père…

– Elle… votre fille… ici… ça me rappelle notre connaissance… monsieur Rodolphe… et les coups de poing de la fin… mais… ce… coup de couteau-là sera aussi… le coup… de la fin… J’ai chouriné… on me… chourine… c’est juste…

Puis il fit un profond soupir en renversant sa tête en arrière… il était mort.

Le bruit des chevaux retentit au-dehors: la voiture de Rodolphe avait rencontré celle de Murph et de David, qui, dans leur empressement de rejoindre le prince, avaient précipité leur départ.

David et le squire entrèrent.

– David, dit Rodolphe en essuyant ses larmes et en montrant le Chourineur, ne reste-t-il donc aucun espoir, mon Dieu?

– Aucun, monseigneur, dit le docteur après une minute d’examen.

Pendant cette minute, il s’était passé une scène muette et effrayante entre Fleur-de-Marie et l’ogresse… que Rodolphe, lui, n’avait pas remarquée.

Lorsque le Chourineur avait prononcé à demi-voix le nom de la Goualeuse, l’ogresse, levant vivement la tête, avait vu Fleur-de-Marie.

Déjà l’horrible femme avait reconnu Rodolphe; on l’appelait monseigneur… il appelait la Goualeuse sa fille… Une telle métamorphose stupéfiait l’ogresse, qui attachait opiniâtrement ses yeux stupidement effarés sur son ancienne victime…

Fleur-de-Marie, pâle, épouvantée, semblait fascinée par ce regard.

La mort du Chourineur, l’apparition inattendue de l’ogresse, qui venait réveiller, plus douloureux que jamais, le souvenir de sa dégradation première, lui paraissaient d’un sinistre présage.

De ce moment, Fleur-de-Marie fut frappée d’un de ces pressentiments qui souvent ont, sur des caractères tels que le sien, une irrésistible influence.

Peu de temps après ces tristes événements, Rodolphe et sa fille avaient pour jamais quitté Paris.

Fin de la dixième partie

ÉPILOGUE

I Gerolstein

LE PRINCE HENRI D’HERKAUSEN-OLDENZAAL AU COMTE MAXIMILIEN KAMINETZ

Oldenzaal, 25 août 1840 [30] [31]

J’arrive de Gerolstein, où j’ai passé trois mois auprès du grand-duc et de sa famille; je croyais trouver une lettre m’annonçant votre arrivée à Oldenzaal, mon cher Maximilien. Jugez de ma surprise, de mon chagrin, lorsque j’apprends que vous êtes encore retenu en Hongrie pour plusieurs semaines.

Depuis quatre mois je n’ai pu vous écrire, ne sachant où vous adresser mes lettres, grâce à votre manière originale et aventureuse de voyager; vous m’aviez pourtant formellement promis à Vienne, au moment de notre séparation, de vous trouver le 1er août à Oldenzaal. Il me faut donc renoncer au plaisir de vous voir, et pourtant jamais je n’aurais eu plus besoin d’épancher mon cœur dans le vôtre, mon bon Maximilien, mon plus vieil ami, car, quoique bien jeunes encore, notre amitié est ancienne: elle date de notre enfance.