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Que vous dirai-je? Depuis trois mois une révolution complète s’est opérée en moi… Je touche à l’un de ces instants qui décident de l’existence d’un homme… Jugez si votre présence, si vos conseils me manquent!

Mais vous ne me manquerez pas longtemps, quels que soient les intérêts qui vous retiennent en Hongrie; vous viendrez, Maximilien, vous viendrez, je vous en conjure, car j’aurai besoin sans doute de puissantes consolations… et je ne puis aller vous chercher. Mon père dont la santé est de plus en plus chancelante, m’a rappelé de Gerolstein. Il s’affaiblit chaque jour davantage; il m’est impossible de le quitter…

J’ai tant à vous dire que je serai prolixe: il me faut vous raconter l’époque la plus pleine, la plus romanesque de ma vie…

Étrange et triste hasard! Pendant cette époque nous sommes fatalement restés éloignés l’un de l’autre, nous, les inséparables, nous, les deux frères, nous, les deux plus fervents apôtres de la trois fois sainte amitié! Nous, enfin, si fiers de prouver que le Carlos et le Posa de notre Schiller ne sont pas des idéalistes, et que, comme ces divines créations du grand poëte, nous savons goûter les suaves délices d’un tendre et mutuel attachement!

Oh! mon ami, que n’êtes-vous là! Que n’étiez-vous là! Depuis trois mois mon cœur déborde d’émotions à la fois d’une douceur ou d’une tristesse inexprimables. Et j’étais seul, et je suis seul… Plaignez-moi, vous qui connaissez ma sensibilité quelquefois si bizarrement expansive, vous qui souvent avez vu mes yeux se mouiller de larmes au naïf récit d’une action généreuse, au simple aspect d’un beau soleil couchant, ou d’une nuit d’été paisible et étoilée! Vous souvenez-vous, l’an passé, lors de notre excursion aux ruines d’Oppenfeld… au bord du grand lac… nos rêveries silencieuses pendant cette magnifique soirée si remplie de calme, de poésie et de sérénité?

Bizarre contraste!… C’était trois jours avant ce duel sanglant où je n’ai pas voulu vous prendre pour second, car j’aurais trop souffert pour vous, si j’avais été blessé sous vos yeux… Ce duel, où, pour une querelle de jeu, mon second, à moi, a malheureusement tué ce jeune Français, le vicomte de Saint-Remy… À propos, savez-vous ce qu’est devenue cette dangereuse sirène que M. de Saint-Remy avait amenée à Oppenfeld, et qui se nommait, je crois, Cecily David?

Mon ami, vous devez sourire de pitié en me voyant m’égarer ainsi parmi de vagues souvenirs du passé, au lieu d’arriver aux graves confidences que je vous annonce; c’est que, malgré moi, je recule l’instant de ces confidences; je connais votre sévérité, et j’ai peur d’être grondé, oui, grondé, parce qu’au lieu d’agir avec réflexion, avec sagesse (une sagesse de vingt et un ans, hélas!), j’ai agi follement, ou plutôt je n’ai pas agi… je me suis laissé aveuglément emporter au courant qui m’entraînait… et c’est seulement depuis mon retour de Gerolstein que je me suis, pour ainsi dire, éveillé du songe enchanteur qui m’a bercé pendant trois mois… et ce réveil est funeste…

Allons, mon ami, mon bon Maximilien, je prends mon grand courage. Écoutez-moi avec indulgence… Je commence en baissant les yeux, je n’ose vous regarder… car, en lisant ces lignes, vos traits doivent être devenus si graves, si sévères… homme stoïque!

Ayant obtenu un congé de six mois, je quittai Vienne, et je restai ici quelque temps auprès de mon père; sa santé étant bonne alors, il me conseilla d’aller visiter mon excellente tante, la princesse Juliane, supérieure de l’abbaye de Gerolstein. Je vous ai dit, je crois, mon ami, que mon aïeule était cousine germaine de l’aïeul du grand-duc actuel, et que ce dernier, Gustave-Rodolphe, grâce à cette parenté, a toujours bien voulu nous traiter, moi et mon père, très-affectueusement de cousins. Vous savez aussi, je crois, que, pendant un assez long voyage que le prince fit dernièrement en France, il chargea mon père de l’administration du grand-duché.

Ce n’est nullement par orgueil, vous le pensez, mon ami, que je vous parle de ces circonstances; c’est pour vous expliquer les causes de l’extrême intimité dans laquelle j’ai vécu avec le grand-duc et sa famille pendant mon séjour à Gerolstein.

Vous souvenez-vous que l’an passé, lors de notre voyage des bords du Rhin, on nous apprit que le prince avait retrouvé en France et épousé in extremis Mme la comtesse Mac-Gregor, afin de légitimer la naissance d’une fille qu’il avait eue d’elle lors d’une première union secrète, plus tard cassée pour vice de forme et parce qu’elle avait été contractée malgré la volonté du grand-duc alors régnant?

Cette jeune fille, ainsi solennellement reconnue, est cette charmante princesse Amélie [32] dont lord Dudley, qui l’avait vue à Gerolstein il y a maintenant une année environ, nous parlait cet hiver, à Vienne, avec un enthousiasme que nous accusions d’exagération… Étrange hasard!… Qui m’eût dit alors!…

Mais, quoique vous ayez sans doute maintenant à peu près deviné mon secret, laissez-moi suivre la marche des événements sans l’intervertir…

Le couvent de Sainte-Hermangilde, dont ma tante est abbesse, est à peine éloigné d’un demi-quart de lieue de Gerolstein, car les jardins de l’abbaye touchent aux faubourgs de la ville; une charmante maison, complètement isolée du cloître, avait été mise à ma disposition par ma tante, qui m’aime, vous le savez, avec une tendresse maternelle.

Le jour de mon arrivée, elle m’apprit qu’il y avait le lendemain réception solennelle et fête à la cour, le grand-duc devant ce jour-là officiellement annoncer son prochain mariage avec Mme la marquise d’Harville, arrivée depuis peu à Gerolstein, accompagnée de son père, M. le comte d’Orbigny [33].

Les uns blâmaient le prince de n’avoir pas recherché encore cette fois une alliance souveraine (la grande-duchesse dont le prince était veuf appartenait à la maison de Bavière), d’autres, au contraire, et ma tante était du nombre, le félicitaient d’avoir préféré à des vues d’ambitieuses convenances une jeune et aimable femme qu’il adorait et qui appartenait à la plus haute noblesse de France. Vous savez d’ailleurs, mon ami, que ma tante a toujours eu pour le grand-duc Rodolphe l’attachement le plus profond; mieux que personne elle pouvait apprécier les éminentes qualités du prince.

– Mon cher enfant, me dit-elle, à propos de cette réception solennelle où je devais me rendre le lendemain de mon arrivée, mon cher enfant, ce que vous verrez de plus merveilleux dans cette fête sera sans contredit la perle de Gerolstein.

– De qui voulez-vous parler, ma bonne tante?

– De la princesse Amélie…

– La fille du grand-duc? En effet, lord Dudley nous en avait parlé à Vienne avec un enthousiasme que nous avions taxé d’exagération poétique.

– À mon âge, avec mon caractère et dans ma position, reprit ma tante, on s’exalte assez peu; aussi vous croirez à l’impartialité de mon jugement, mon cher enfant! Eh bien! je vous dis, moi, que de ma vie je n’ai rien connu de plus enchanteur que la princesse Amélie. Je vous parlerais de son angélique beauté, si elle n’était pas douée d’un charme inexprimable qui est encore supérieur à la beauté. Figurez-vous la candeur dans la dignité et la grâce dans la modestie. Dès le premier jour où le grand-duc m’a présentée à elle, j’ai senti pour cette jeune princesse une sympathie involontaire. Du reste, je ne suis pas la seule: l’archiduchesse Sophie est à Gerolstein depuis quelques jours; c’est bien la plus fière et la plus hautaine princesse que je sache…