– Mariée avec lui… moi, mon père!…
– Oui… mais à la condition que, sitôt après votre mariage, contracté ici la nuit, sans d’autres témoins que Murph pour toi et que le baron de Graün pour Henri, vous partirez tous deux pour aller dans quelque tranquille retraite de Suisse ou d’Italie, vivre inconnus, en riches bourgeois. Maintenant, ma fille chérie, sais-tu pourquoi je me résigne à t’éloigner de moi? Sais-tu pourquoi je désire qu’Henri quitte son titre une fois hors de l’Allemagne? C’est que je suis sûr qu’au milieu d’un bonheur solitaire, concentrée dans une existence dépouillée de tout faste, peu à peu tu oublieras cet odieux passé, qui t’est surtout pénible parce qu’il contraste amèrement avec les cérémonieux hommages dont à chaque instant tu es entourée.
– Rodolphe a raison, s’écria Clémence. Seule avec Henri, continuellement heureuse de son bonheur et du vôtre, il ne vous restera pas le temps de songer à vos chagrins d’autrefois, mon enfant.
– Puis, comme il me serait impossible d’être longtemps sans te voir, chaque année Clémence et moi nous irons vous visiter.
– Et un jour… lorsque la plaie dont vous souffrez tant, pauvre petite, sera cicatrisée… lorsque vous aurez trouvé l’oubli dans le bonheur… et ce moment arrivera plus tôt que vous ne le pensez… vous reviendrez près de nous pour ne plus nous quitter!
– L’oubli dans le bonheur!… murmura Fleur-de-Marie qui, malgré elle, se laissait bercer par ce songe enchanteur.
– Oui… oui, mon enfant, reprit Clémence, lorsqu’à chaque instant du jour vous vous verrez bénie, respectée, adorée par l’époux de votre choix, par l’homme dont votre père vous a mille fois vanté le cœur noble et généreux… aurez-vous le loisir de songer au passé? Et, lors même que vous y songeriez… comment ce passé vous attristerait-il? Comment vous empêcherait-il de croire à la radieuse félicité de votre mari?
– Enfin c’est vrai… car dis-moi, mon enfant, reprit Rodolphe, qui pouvait à peine contenir des larmes de joie en voyant sa fille ébranlée, en présence de l’idolâtrie de ton mari pour toi… lorsque tu auras la conscience et la preuve du bonheur qu’il te doit… quels reproches pourras-tu te faire?
– Mon père…, dit Fleur-de-Marie, oubliant le passé pour cette espérance ineffable, tant de bonheur me serait-il encore réservé?
– Ah! j’en étais bien sûr! s’écria Rodolphe dans un élan de joie triomphante, est-ce qu’après tout un père qui le veut… ne peut pas rendre au bonheur son enfant adorée?…
– Elle mérite tant… que nous devions être exaucés, mon ami, dit Clémence en partageant le ravissement du prince.
– Épouser Henri… et un jour… passer ma vie entre lui… ma seconde mère… et mon père…, répéta Fleur-de-Marie, subissant de plus en plus la douce ivresse de ces pensées.
– Oui, mon ange aimé, nous serons tous heureux!… Je vais répondre au père d’Henri que je consens au mariage, s’écria Rodolphe en serrant Fleur-de-Marie dans ses bras avec une émotion indicible. Rassure-toi, notre séparation sera passagère… les nouveaux devoirs que le mariage va t’imposer raffermiront encore tes pas dans cette voie d’oubli et de félicité où tu vas marcher désormais… car, enfin, si un jour tu es mère, ce ne sera pas seulement pour toi qu’il te faudra être heureuse…
– Ah! s’écria Fleur-de-Marie avec un cri déchirant, car ce mot de mère la réveilla du songe enchanteur qui la berçait, mère!… moi? Oh! jamais! Je suis indigne de ce saint nom… Je mourrais de honte devant mon enfant… si je n’étais pas morte de honte devant son père… en lui faisant l’aveu du passé…
– Que dit-elle? mon Dieu! s’écria Rodolphe, foudroyé par ce brusque changement…
– Moi mère! reprit Fleur-de-Marie avec une amertume désespérée, moi respectée, moi bénie par un enfant innocent et candide! Moi autrefois l’objet du mépris de tous! Moi profaner ainsi le nom sacré de mère… oh! jamais… Misérable folle que j’étais de me laisser entraîner à un espoir indigne!…
– Ma fille, par pitié, écoute-moi.
Fleur-de-Marie se leva droite, pâle, et belle de la majesté d’un malheur incurable.
– Mon père… nous oublions qu’avant de m’épouser… le prince Henri doit connaître ma vie passée.
– Je ne l’avais pas oublié, s’écria Rodolphe; il doit tout savoir… il saura tout…
– Et vous ne voulez pas que je meure… de me voir ainsi dégradée à ses yeux?
– Mais il saura aussi quelle irrésistible fatalité t’a jetée dans l’abîme… mais il saura ta réhabilitation.
– Et il sentira enfin, reprit Clémence en serrant Fleur-de-Marie dans ses bras, que lorsque je vous appelle ma fille… il peut sans honte vous appeler sa femme…
– Et moi… ma mère… j’aime trop… j’estime trop le prince Henri pour jamais lui donner une main qui a été touchée par les bandits de la Cité…
Peu de temps après cette scène douloureuse, on lisait dans la Gazette officielle de Gerolstein:
«Hier a eu lieu, en l’abbaye grand-ducale de Sainte-Hermangilde, en présence de Son Altesse Royale le grand-duc régnant et de toute la cour, la prise de voile de très-haute et très-puissante princesse Son Altesse Amélie de Gerolstein.
«Le noviciat a été reçu par l’illustrissime et révérendissime seigneur monseigneur Charles-Maxime, archevêque duc d’Oppenheim; monseigneur Annibal-André Montano, des princes de Delphes, évêque de Ceuta in partibus infidelium et nonce apostolique, y a donné le salut et la bénédiction papale.
«Le sermon a été prononcé par le révérendissime seigneur Pierre d’Asfeld, chanoine du chapitre de Cologne, comte du Saint-Empire romain.
«VENI, CREATOR OPTIME.»
VII La profession
RODOLPHE À CLÉMENCE
Gerolstein, 12 janvier 1842 [35]
En me rassurant complètement aujourd’hui sur la santé de votre père, mon amie, vous me faites espérer que vous pourrez, avant la fin de cette semaine, le ramener ici. Je l’avais prévenu que dans la résidence de Rosenfeld, située au milieu des forêts, il serait exposé, malgré toutes les précautions possibles, à l’âpre rigueur de nos froids; malheureusement sa passion pour la chasse a rendu nos conseils inutiles. Je vous en conjure, Clémence, dès que votre père pourra supporter le mouvement de la voiture, partez aussitôt; quittez ce pays sauvage et cette sauvage demeure, seulement habitable pour ces vieux Germains au corps de fer dont la race a disparu.
Je tremble qu’à votre tour vous ne tombiez malade; les fatigues de ce voyage précipité, les inquiétudes auxquelles vous avez été en proie jusqu’à votre arrivée auprès de votre père, toutes ces causes ont dû réagir cruellement sur vous. Que n’ai-je pu vous accompagner!…
Clémence, je vous en supplie, pas d’imprudence; je sais combien vous êtes vaillante et dévouée… je sais de quels soins empressés vous allez entourer votre père; mais il serait aussi désespéré que moi si votre santé s’altérait pendant ce voyage. Je déplore doublement la maladie du comte, car elle vous éloigne de moi dans un moment où j’aurais puisé bien des consolations dans votre tendresse…