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La cérémonie de la profession de notre pauvre enfant est toujours fixée à demain… à demain 13 janvier, époque fatale… C’est le TREIZE JANVIER que j’ai tiré l’épée contre mon père…

Ah! mon amie… je m’étais cru pardonné trop tôt… L’enivrant espoir de passer ma vie auprès de vous et de ma fille m’avait fait oublier que ce n’était pas moi, mais elle, qui avait été punie jusqu’à présent, et que mon châtiment était encore à venir.

Et il est venu… lorsqu’il y a six mois l’infortunée nous a dévoilé la double torture de son cœur: sa honte incurable du passé… jointe à son malheureux amour pour Henri…

Ces deux amers et brûlants ressentiments exaltés l’un par l’autre, devaient, par une logique fatale, amener son inébranlable résolution de prendre le voile. Vous le savez, mon amie, en combattant ce dessein de toutes les forces de notre adoration pour elle, nous ne pouvions nous dissimuler que sa digne et courageuse conduite eût été la nôtre. Que répondre à ces mots terribles: «J’aime trop le prince Henri pour lui donner une main touchée par les bandits de la Cité»?

Elle a dû se sacrifier à ses nobles scrupules, au souvenir ineffaçable de sa honte! Elle l’a fait vaillamment… Elle a renoncé aux splendeurs du monde, elle est descendue des marches d’un trône pour s’agenouiller, vêtue de bure, sur la dalle d’une église; elle a croisé ses mains sur sa poitrine, courbé sa tête angélique… ses beaux cheveux blonds que j’aimais tant, et que je conserve comme un trésor, sont tombés tranchés par le fer…

Ô mon amie, vous savez notre émotion déchirante à ce moment lugubre et solennel; cette émotion est, à cette heure, aussi poignante que par le passé… En vous écrivant ces mots, je pleure comme un enfant.

Je l’ai vue ce matin; quoiqu’elle m’ait paru moins pâle que d’habitude, et qu’elle prétende ne pas souffrir… sa santé m’inquiète, mortellement. Hélas! lorsque, sous le voile et le bandeau qui entourent son noble front, je vois ses traits amaigris qui ont la froide blancheur du marbre, et qui font paraître ses grands yeux bleus plus grands encore, je ne puis m’empêcher de songer au doux et pur éclat dont brillait sa beauté lors de notre mariage. Jamais, n’est-ce pas? nous ne l’avions vue plus charmante… notre bonheur semblait rayonner sur son délicieux visage.

Comme je vous le disais, je l’ai vue ce matin; elle n’est pas prévenue que la princesse Juliane se démet volontairement en sa faveur de sa dignité abbatiale: demain donc, jour de sa profession, notre enfant sera élue abbesse, puisqu’il y a unanimité parmi les demoiselles nobles de la communauté pour lui conférer cette dignité [36].

Depuis le commencement de son noviciat, il n’y a qu’une voix sur sa piété, sur sa charité, sur sa religieuse exactitude à remplir toutes les règles de son ordre, dont elle exagère malheureusement les austérités… Elle a exercé dans ce couvent l’influence qu’elle exerce partout, sans y prétendre et en l’ignorant, ce qui en augmente la puissance…

Son entretien de ce matin m’a confirmé ce dont je me doutais; elle n’a pas trouvé dans la solitude du cloître et dans la pratique sévère de la vie monastique le repos et l’oubli… elle se félicite pourtant de sa résolution, qu’elle considère comme l’accomplissement d’un devoir impérieux; mais elle souffre toujours, car elle n’est pas née pour ces contemplations mystiques, au milieu desquelles certaines personnes, oubliant toutes les affections, tous les souvenirs terrestres, se perdent en ravissements ascétiques.

Non, Fleur-de-Marie croit, elle prie, elle se soumet à la rigoureuse et dure observance de son ordre; elle prodigue les consolations les plus évangéliques, les soins les plus humbles aux pauvres femmes malades qui sont traitées dans l’hospice de l’abbaye. Elle a refusé jusqu’à l’aide d’une sœur converse pour le modeste ménage de cette triste cellule froide et nue où nous avons remarqué avec un si douloureux étonnement, vous vous le rappelez, mon amie, les branches desséchées de son petit rosier, suspendues au-dessous de son christ. Elle est enfin l’exemple chéri, le modèle vénéré de la communauté… Mais elle me l’a avoué ce matin, en se reprochant cette faiblesse avec amertume, elle n’est pas tellement absorbée par la pratique et par les austérités de la vie religieuse, que le passé ne lui apparaisse sans cesse non-seulement tel qu’il a été… mais tel qu’il aurait pu être.

– Je m’en accuse, mon père, me disait-elle avec cette calme et douce résignation que vous lui connaissez, je m’en accuse, mais je ne puis m’empêcher de songer souvent, que, si Dieu avait voulu m’épargner la dégradation qui a flétri à jamais mon avenir, j’aurais pu vivre toujours auprès de vous, aimée de l’époux de votre choix. Malgré moi, ma vie se partage entre ces douloureux regrets et les effroyables souvenirs de la Cité. En vain je prie Dieu de me délivrer de ces obsessions, de remplir uniquement mon cœur de son pieux amour, de ses saintes espérances, de me prendre enfin tout entière, puisque je veux me donner tout entière à lui… il n’exauce pas mes vœux… sans doute parce que mes préoccupations terrestres me rendent indigne d’entrer en communication avec lui.

– Mais alors, m’écriai-je, saisi d’une folle lueur d’espérance, il en est temps encore, aujourd’hui ton noviciat finit, mais c’est seulement demain qu’aura lieu ta profession solennelle; tu es encore libre, renonce à cette vie si rude et si austère qui ne t’offre pas les consolations que tu attendais; souffrir pour souffrir, viens souffrir dans nos bras, notre tendresse adoucira tes chagrins.

Secouant tristement la tête, elle me répondit avec cette inflexible justesse de raisonnement qui nous a si souvent frappés:

– Sans doute, mon bon père, la solitude est bien triste pour moi… pour moi déjà si habituée à vos tendresses de chaque instant. Sans doute je suis poursuivie par d’amers regrets, de navrants souvenirs; mais au moins j’ai la conscience d’accomplir un devoir… mais je comprends, mais je sais que partout ailleurs qu’ici je serais déplacée; je me retrouverais dans cette condition si cruellement fausse… dont j’ai déjà tant souffert… et pour moi… et pour vous… car j’ai ma fierté aussi. Votre fille sera ce qu’elle doit être… fera ce qu’elle doit faire, subira ce qu’elle doit subir… Demain tous sauraient de quelle fange vous m’avez tirée… qu’en me voyant repentante au pied de la croix on me pardonnerait peut-être le passé en faveur de mon humilité présente… Et il n’en serait pas ainsi, n’est-ce pas? mon bon père, si l’on me voyait, comme il y a quelques mois, briller au milieu des splendeurs de votre cour. D’ailleurs, satisfaire aux justes et sévères exigences du monde, c’est me satisfaire moi-même; aussi je remercie et je bénis Dieu de toute la puissance de mon âme, en songeant que lui seul pouvait offrir à votre fille un asile et une position dignes d’elle et de vous… une position enfin qui ne formât pas un affligeant contraste avec ma dégradation première… et pût mériter le seul respect qui me soit dû… celui que l’on accorde au repentir et à l’humilité sincères.

Hélas! Clémence… que répondre à cela?…

Fatalité! Fatalité! Car cette malheureuse enfant est douée, si cela peut se dire, d’une inexorable logique en tout ce qui touche les délicatesses du cœur et de l’honneur. Avec un esprit et une âme pareils, il ne faut pas songer à pallier, à tourner les positions fausses; il faut en subir les implacables conséquences…