Tortillard saisit adroitement cet à-propos, poussa un long soupir, et, mettant son index sur son front, il donna ainsi à entendre aux laboureurs que la raison de son prétendu père n’était pas fort saine.
Le vieux laboureur lui répondit par un signe d’intelligence et de compassion.
– Viens, viens, sortons! répéta le Maître d’école en cherchant à entraîner l’enfant.
Tortillard, absolument décidé à ne pas quitter un bon gîte pour courir les champs par cette froidure, dit d’une voix dolente:
– Mon Dieu! pauvre papa, c’est ton accès qui te reprend; calme-toi, ne sors pas par le froid de la nuit… ça te ferait mal… J’aimerais mieux, vois-tu, avoir le chagrin de te désobéir que de te conduire hors d’ici à cette heure. Puis, s’adressant aux laboureurs: N’est-ce pas, mes bons messieurs, que vous m’aiderez à empêcher mon pauvre papa de sortir?
– Oui, oui, sois tranquille, mon enfant, dit le père Châtelain, nous n’ouvrirons pas à ton père… Il sera bien forcé de coucher à la ferme!
– Vous ne me forcerez pas à rester ici! s’écria le Maître d’école; et puis d’ailleurs je gênerais votre maître… M. Rodolphe… Vous m’avez dit que la ferme n’était pas un hospice. Ainsi, encore une fois, laissez-moi sortir…
– Gêner notre maître! Soyez tranquille… Malheureusement, il n’habite pas la ferme, il n’y vient pas aussi souvent que nous le voudrions… Mais serait-il ici que vous ne le gêneriez pas du tout… Cette maison n’est pas un hospice, c’est vrai, mais je vous ai dit que les infirmes aussi à plaindre que vous pouvaient y passer un jour et une nuit.
– Votre maître n’est pas ici ce soir? demanda le Maître d’école d’un ton moins effrayé.
– Non; il doit venir, selon son habitude, dans cinq ou six jours. Ainsi, vous le voyez, vos craintes n’ont pas de sens. Il n’est pas probable que notre bonne dame descende maintenant, sans cela elle vous rassurerait. N’a-t-elle pas ordonné qu’on fasse votre lit ici? Du reste, si vous ne la voyez pas ce soir, vous lui parlerez demain avant votre départ… Vous lui ferez votre petite supplique, afin qu’elle intéresse notre maître à votre sort et qu’il vous garde à la ferme…
– Non, non! dit le brigand avec terreur, j’ai changé d’idée… mon fils a raison: ma parente de Louvres aura pitié de moi… J’irai la trouver.
– Comme vous voudrez, dit complaisamment le père Châtelain, croyant avoir affaire à un homme dont le cerveau était un peu fêlé. Vous partirez demain matin. Quant à continuer votre route ce soir avec ce pauvre petit, n’y comptez pas; nous y mettrons bon ordre.
Quoique Rodolphe ne fût pas à Bouqueval, les terreurs du Maître d’école étaient loin de se calmer. Bien qu’affreusement défiguré, il craignait encore d’être reconnu par sa femme qui d’un moment à l’autre pouvait descendre; et, dans ce cas, il était persuadé qu’elle le dénoncerait et le ferait arrêter, car il avait toujours pensé que Rodolphe, en lui infligeant un châtiment aussi terrible, avait voulu surtout satisfaire à la haine et à la vengeance de Mme Georges.
Mais le brigand ne pouvait quitter la ferme; il se trouvait à la merci de Tortillard. Il se résigna donc; et, pour éviter d’être surpris par sa femme, il dit au laboureur:
– Puisque vous m’assurez que cela ne gênera pas votre maître ni votre dame… j’accepte l’hospitalité que vous m’offrez; mais, comme je suis très-fatigué, je vais, si vous le permettez, aller me coucher; je voudrais repartir demain matin au point du jour.
– Oh! demain matin, à votre aise! On est matinal ici; et, de peur que vous ne vous égariez de nouveau, on vous mettra dans votre route.
– Moi, si vous voulez, j’irai conduire ce pauvre homme au bout du chemin, dit Jean-René, puisque Madame m’a dit de prendre la carriole pour aller chercher demain des sacs d’argent chez le notaire, à Villiers-le-Bel.
– Tu mettras ce pauvre aveugle dans sa route, mais tu iras sur tes jambes, dit le père Châtelain. Madame a changé d’avis tantôt; elle a réfléchi, avec raison, que ce n’était pas la peine d’avoir à la ferme et à l’avance une si grosse somme; il sera temps d’aller lundi prochain à Villiers-le-Bel; jusque-là, l’argent est aussi bien chez le notaire qu’ici.
– Madame sait mieux que moi ce qu’elle a à faire, mais qu’est-ce qu’il y a à craindre ici pour l’argent, père Châtelain?
– Rien, mon garçon, Dieu merci! Mais c’est égal, j’aimerais mieux avoir ici cinq cents sacs de blé que dix sacs d’écus.
– Voyons, reprit le père Châtelain en s’adressant au brigand et à Tortillard, venez, mon brave homme, et toi, suis-moi, mon petit enfant, ajouta-t-il en prenant un flambeau. Puis, précédant les deux hôtes de la ferme, il les conduisit dans une petite chambre du rez-de-chaussée, où ils arrivèrent après avoir traversé un long corridor sur lequel s’ouvraient plusieurs portes.
Le laboureur posa la lumière sur une table et dit au Maître d’école:
– Voici votre gîte; que le bon Dieu vous donne une nuit franche, mon brave homme! Quant à toi, mon enfant, tu dormiras bien, c’est de ton âge.
Le brigand alla s’asseoir, sombre et pensif, sur le bord du lit auprès duquel il fut conduit par Tortillard.
Le petit boiteux fit un signe d’intelligence au laboureur au moment où celui-ci sortit de la chambre, et le rejoignit dans le corridor.
– Que veux-tu, mon enfant? lui demanda le père Châtelain.
– Mon Dieu! mon bon monsieur, je suis bien à plaindre! Quelquefois mon pauvre papa a des attaques pendant la nuit, c’est comme des convulsions: je ne puis le secourir à moi tout seuclass="underline" si j’étais obligé d’appeler du secours, est-ce qu’on m’entendrait d’ici?
– Pauvre petit! dit le laboureur avec intérêt, sois tranquille… Tu vois bien cette porte-là, à côté de l’escalier?
– Oui, mon bon monsieur, je la vois.
– Eh bien! un de nos valets de ferme couche toujours là, tu n’aurais qu’à aller l’éveiller, la clef est à sa porte; il viendrait t’aider à secourir ton père.
– Hélas! monsieur, ce garçon de ferme et moi nous ne viendrions peut-être pas à bout de mon pauvre papa si ses convulsions le prenaient… Est-ce que vous ne pourriez pas venir aussi, vous qui avez l’air si bon… si bon?
– Moi, mon enfant, je couche, ainsi que les autres laboureurs, dans un corps de logis tout au fond de la cour. Mais rassure-toi, Jean-René est vigoureux, il abattrait un taureau par les cornes. D’ailleurs, s’il fallait quelqu’un pour vous aider, il irait avertir notre vieille cuisinière: elle couche au premier à côté de notre dame et de notre demoiselle… et au besoin la bonne femme sert de garde-malade, tant elle est soigneuse.
– Oh! merci, merci! mon digne monsieur, je vas prier le bon Dieu pour vous, car vous êtes bien charitable d’avoir comme cela pitié de mon pauvre papa.
– Bien, mon enfant… Allons, bonsoir; il faut espérer que tu n’auras besoin du secours de personne pour contenir ton père. Rentre, il t’attend peut-être.