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– Gros feignant!… il regarde les mouches voler, dit Tortillard.

– Allons, vite, filons, mon homme! Emballe-moi la Pégriotte… À la bonne heure! ajouta la Chouette en voyant le brigand prendre Fleur-de-Marie entre ses bras comme on prend un enfant endormi. Vite, au fiacre, vite!…

– Mais qui est-ce qui va me conduire, moi?… demanda le Maître d’école d’une voix sourde, en étreignant son souple et léger fardeau dans ses bras d’Hercule.

– Vieux têtard! il pense à tout, dit la Chouette.

Et, écartant son châle, elle dénoua un foulard rouge qui couvrait son cou décharné, tordit à moitié ce mouchoir dans sa longueur et dit au Maître d’école:

– Ouvre la gargoine, prends le bout de ce foulard dans tes quenottes, serre bien… Tortillard prendra l’autre bout à la main, tu n’auras qu’à le suivre… À bon aveugle bon chien. Ici, moutard!

Le petit boiteux fit une gambade, murmura à voix basse un jappement imitatif et grotesque, prit dans sa main l’autre bout du mouchoir et conduisit ainsi le Maître d’école, pendant que la Chouette hâtait le pas pour prévenir Barbillon.

Nous avons renoncé à peindre la terreur de Fleur-de-Marie, lorsqu’elle s’était vue au pouvoir de la Chouette et du Maître d’école. Elle se sentit défaillir et ne put opposer la moindre résistance.

Quelques minutes après, la Goualeuse était transportée dans le fiacre conduit par Barbillon; quoiqu’il fît nuit, les stores de cette voiture étaient soigneusement fermés, et les trois complices se dirigèrent, avec leur victime presque expirante, vers la plaine Saint-Denis, où Tom les attendait.

XV Clémence d’Harville

Le lecteur nous excusera d’abandonner une de nos héroïnes dans une situation si critique, situation dont nous dirons plus tard le dénoûment.

Les exigences de ce récit multiple, malheureusement trop varié dans son unité, nous forcent de passer incessamment d’un personnage à un autre, afin de faire, autant qu’il est en nous, marcher et progresser l’intérêt général de l’œuvre (si toutefois il y a de l’intérêt dans cette œuvre, aussi difficile que consciencieuse et impartiale).

Nous avons encore à suivre quelques-uns des acteurs de ce récit dans ces mansardes où frissonne de froid et de faim une misère timide, résignée, probe et laborieuse…

Dans ces prisons d’hommes et de femmes, prisons souvent coquettes et fleuries, souvent noires et funèbres, mais toujours vastes écoles de perdition, atmosphère nauséabonde et viciée, où l’innocence s’étiole et se flétrit… sombres pandémoniums où un prévenu peut entrer pur, mais d’où il sort presque toujours corrompu…

Dans ces hôpitaux où le pauvre, traité parfois avec une touchante humanité, regrette aussi parfois le grabat solitaire qu’il trempait de la sueur glacée de la fièvre…

Dans ces mystérieux asiles où la fille séduite et délaissée met au jour, en l’arrosant de larmes amères, l’enfant qu’elle ne doit plus revoir…

Dans ces lieux terribles où la folie, touchante, grotesque, stupide, hideuse ou féroce, se montre sous des aspects toujours effrayants… depuis l’insensé paisible qui rit tristement de ce rire qui fait pleurer… jusqu’au frénétique qui rugit comme une bête féroce en s’accrochant aux grilles de son cabanon.

Nous avons enfin à explorer…

Mais à quoi bon cette trop longue énumération? Ne devons-nous pas craindre d’effrayer le lecteur? Il a déjà bien voulu nous faire la grâce de nous suivre en des lieux assez étranges, il hésiterait peut-être à nous accompagner dans de nouvelles pérégrinations.

Cela dit, passons.

On se souvient que, la veille du jour où s’accomplissaient les événements que nous venons de raconter (l’enlèvement de la Goualeuse par la Chouette), Rodolphe avait sauvé Mme d’Harville d’un danger imminent, danger suscité par la jalousie de Sarah, qui avait prévenu M. d’Harville du rendez-vous si imprudemment accordé par la marquise à M. Charles Robert.

Rodolphe, profondément ému de cette scène, était rentré chez lui en sortant de la maison de la rue du Temple, remettant au lendemain la visite qu’il comptait faire à Mlle Rigolette et à la famille de malheureux artisans dont nous avons parlé; car il les croyait à l’abri du besoin, grâce à l’argent qu’il avait remis pour eux à la marquise, afin de rendre sa prétendue visite de charité plus vraisemblable aux yeux de M. d’Harville. Malheureusement Rodolphe ignorait que Tortillard s’était emparé de cette bourse, et l’on sait comment le petit boiteux avait commis ce vol audacieux.

Vers les quatre heures, le prince reçut la lettre suivante…

Une femme âgée l’avait apportée et s’en était allée sans attendre la réponse.

«Monseigneur,

Je vous dois plus que la vie; je voudrais vous exprimer aujourd’hui même ma profonde reconnaissance. Demain peut-être la honte me rendrait muette… Si vous pouviez me faire l’honneur de venir chez moi ce soir, vous finirez cette journée comme vous l’avez commencée, monseigneur, par une généreuse action.

D’ORBIGNY-D’HARVILLE.»

«P. S. Ne prenez pas la peine de me répondre, monseigneur, je serai chez moi toute la soirée.»

Rodolphe, heureux d’avoir rendu à Mme d’Harville un service éminent, regrettait pourtant l’espèce d’intimité forcée que cette circonstance établissait tout à coup entre lui et la marquise.

Incapable de trahir l’amitié de M. d’Harville, mais profondément touché de la grâce spirituelle et de l’attrayante beauté de Clémence, Rodolphe, s’apercevant de son goût trop vif pour elle, avait presque renoncé à la voir après un mois d’assiduités.

Aussi se rappelait-il avec émotion l’entretien qu’il avait surpris à l’ambassade de *** entre Tom et Sarah… Celle-ci, pour motiver sa haine et sa jalousie, avait affirmé, non sans raison, que Mme d’Harville ressentait toujours, presque à son insu, une sérieuse affection pour Rodolphe. Sarah était trop sagace, trop fine, trop initiée à la connaissance du cœur humain pour n’avoir pas compris que Clémence, se croyant négligée, dédaignée peut-être par un homme qui avait fait sur elle une impression profonde; que Clémence, dans son dépit, cédant aux obsessions d’une amie perfide, avait pu s’intéresser, presque par surprise, aux malheurs imaginaires de M. Charles Robert, sans pour cela oublier complètement Rodolphe.

D’autres femmes, fidèles au souvenir de l’homme qu’elles avaient d’abord distingué, seraient restées indifférentes aux regards du commandant. Clémence d’Harville fut donc doublement coupable, quoiqu’elle n’eût cédé qu’à la séduction du malheur, et qu’un vif sentiment du devoir, joint peut-être au souvenir du prince, souvenir salutaire qui veillait au fond de son cœur, l’eût préservée d’une faute irréparable.