«Cette marque d’intérêt de Mme Roland m’effraya; j’eus vaguement l’instinct qu’il s’agissait de mon mariage. Je vous laisse à penser, monseigneur, la joie de mon père au retour de ma future belle-mère. Le lendemain, il me fit prier de passer chez lui; il était seul avec elle. – J’ai, me dit-il, depuis longtemps songé à votre établissement. Votre deuil finit dans un mois. Demain arrivera ici M. le marquis d’Harville, jeune homme extrêmement distingué, fort riche, et en tout capable d’assurer votre bonheur. Il vous a vue dans le monde; il désire vivement cette union; toutes les affaires d’intérêt sont réglées. Il dépendra donc absolument de vous d’être mariée avant six semaines. Si, au contraire, par un caprice, que je ne veux pas prévoir, vous refusiez ce parti presque inespéré, je me marierais toujours, selon mon intention, dès que le temps de mon deuil serait expiré. Dans ce dernier cas, je dois vous le déclarer… votre présence chez moi ne me serait agréable que si vous me promettiez de témoigner à ma femme la tendresse et le respect qu’elle mérite. – Je vous comprends, mon père. Si je n’épouse pas M. d’Harville, vous vous marierez; et alors, pour vous et pour… madame, il n’y a plus aucun inconvénient à ce que je me retire au Sacré-Cœur. – Aucun», me répondit-il froidement.
– Ah! ce n’est plus de la faiblesse, c’est de la cruauté!… s’écria Rodolphe.
– Savez-vous, monseigneur, ce qui m’a toujours empêchée de garder contre mon père le moindre ressentiment? C’est qu’une sorte de prévision m’avertissait qu’un jour il payerait, hélas! bien cher son aveugle passion pour Mme Roland… Et, Dieu merci, ce jour est encore à venir.
– Et ne lui dites-vous rien de ce que vous avait appris le vieux notaire sur les deux mariages si brusquement rompus par les familles auxquelles M. d’Harville devait s’allier?
– Si, monseigneur… Ce jour-là même je priai mon père de m’accorder un moment d’entretien particulier. «Je n’ai pas de secret pour Mme Roland, vous pouvez parler devant elle», me répondit-il. Je gardai le silence. Il reprit sévèrement: «Encore une fois, je n’ai pas de secret pour Mme Roland… Expliquez-vous donc clairement. – Si vous le permettez, mon père, j’attendrai que vous soyez seul.» Mme Roland se leva brusquement et sortit. «Vous voilà satisfaite… me dit-il. Eh bien! parlez. – Je n’éprouve aucun éloignement pour l’union que vous me proposez, mon père; seulement j’ai appris que M. d’Harville ayant été deux fois sur le point d’épouser… – Bien, bien, reprit-il en m’interrompant; je sais ce que c’est. Ces ruptures ont eu lieu en suite de discussions d’intérêt dans lesquelles d’ailleurs la délicatesse de M. d’Harville a été complètement à couvert. Si vous n’avez pas d’autre objection que celle-là, vous pouvez vous regarder comme mariée… et heureusement mariée, car je ne veux que votre bonheur.»
– Sans doute Mme Roland fut ravie de cette union?
– Ravie? Oui, monseigneur, dit amèrement Clémence. Oh! bien ravie!… car cette union était son œuvre. Elle en avait donné la première idée à mon père… Elle savait la véritable cause de la rupture des deux premiers mariages de M. d’Harville… voilà pourquoi elle tenait tant à me le faire épouser.
– Mais dans quel but?
– Elle voulait se venger de moi en me vouant ainsi à un sort affreux.
– Mais votre père…
– Trompé par Mme Roland, il crut qu’en effet des discussions d’intérêt avaient seules fait manquer les projets de M. d’Harville.
– Quelle horrible trame!… Mais cette raison mystérieuse?
– Tout à l’heure je vous la dirai, monseigneur. M. d’Harville arriva aux Aubiers; ses manières, son esprit, sa figure me plurent: il avait l’air bon; son caractère était doux, un peu triste. Je remarquai en lui un contraste qui m’étonnait et qui m’agréait à la fois: son esprit était cultivé, sa fortune très-enviable, sa naissance illustre; et pourtant quelquefois sa physionomie, ordinairement énergique et résolue, exprimait une sorte de timidité presque craintive, d’abattement et de défiance de soi, qui me touchait beaucoup. J’aimais aussi à le voir témoigner une bonté charmante à un vieux valet de chambre qui l’avait élevé, et duquel seul il voulait recevoir des soins. Quelque temps après son arrivée, M. d’Harville resta deux jours renfermé chez lui; mon père désira le voir… Le vieux domestique s’y opposa, prétextant que son maître avait une migraine si violente qu’il ne pouvait recevoir absolument personne. Lorsque M. d’Harville reparut, je le trouvai très-pâle, très-changé… Plus tard il éprouvait toujours une sorte d’impatience presque chagrine lorsqu’on lui parlait de cette indisposition passagère… À mesure que je connaissais M. d’Harville, je découvrais en lui des qualités qui m’étaient sympathiques. Il avait tant de raisons d’être heureux que je lui savais gré de sa modestie dans le bonheur… L’époque de notre mariage convenue, il alla toujours au-devant de mes moindres volontés dans nos projets d’avenir. Si quelquefois je lui demandais la cause de sa mélancolie, il me parlait de sa mère, de son père, qui eussent été fiers et ravis de le voir marié selon son cœur et son goût. J’aurais eu mauvaise grâce à ne pas admettre des raisons si flatteuses pour moi… M. d’Harville devina les rapports dans lesquels j’avais d’abord vécu avec Mme Roland et avec mon père, quoique celui-ci, heureux de mon mariage, qui hâtait le sien, fût redevenu pour moi d’une grande tendresse. Dans plusieurs entretiens, M. d’Harville me fit sentir avec beaucoup de tact et de réserve qu’il m’aimait peut-être encore davantage en raison de mes chagrins passés… Je crus devoir, à ce sujet, le prévenir que mon père songeait à se remarier; et comme je lui parlais du changement que cette union apporterait dans ma fortune, il ne me laissa pas achever et fit preuve du plus noble désintéressement; les familles auxquelles il avait été sur le point de s’allier devaient être bien sordides, pensai-je alors, pour avoir eu de graves difficultés d’intérêt avec lui.
– Le voilà bien tel que je l’ai toujours connu, dit Rodolphe, rempli de cœur, de dévouement, de délicatesse… Mais ne lui avez-vous jamais parlé de ces deux mariages rompus?
– Je vous l’avoue, monseigneur, le voyant si loyal, si bon, plusieurs fois cette question me vint aux lèvres… mais bientôt, de crainte même de blesser cette loyauté, cette bonté, je n’osai aborder un tel sujet. Plus le jour fixé pour notre mariage approchait, plus M. d’Harville se disait heureux… Cependant deux ou trois fois je le vis accablé d’une morne tristesse… Un jour, entre autres, il attacha sur moi ses yeux, où roulait une larme: il semblait oppressé, on eût dit qu’il voulait et qu’il n’osait me confier un secret important… Le souvenir de la rupture de ces deux mariages me revint à la pensée… Je l’avoue, j’eus peur… Un secret pressentiment m’avertit qu’il s’agissait peut-être du malheur de ma vie entière… mais j’étais si torturée chez mon père que je surmontai mes craintes…
– Et M. d’Harville ne vous confia rien?