– Rien… Quand je lui demandais la cause de sa mélancolie, il me répondait: «Pardonnez-moi, mais j’ai le bonheur triste…» Ces mots, prononcés d’une voix touchante, me rassurèrent un peu… Et puis, comment oser… à ce moment même, où ses yeux étaient baignés de larmes, lui témoigner une défiance outrageante à propos du passé?
«Les témoins de M. d’Harville, M. de Lucenay et M. de Saint-Remy, arrivèrent aux Aubiers quelques jours avant mon mariage; mes plus proches parents y furent seuls invités. Nous devions, aussitôt après la messe, partir pour Paris… Je n’éprouvais pas d’amour pour M. d’Harville, mais je ressentais pour lui de l’intérêt: son caractère m’inspirait de l’estime. Sans les événements qui suivirent cette fatale union, un sentiment plus tendre m’aurait sans doute attachée à lui. Nous fûmes mariés.
À ces mots, Mme d’Harville pâlit légèrement, sa résolution parut l’abandonner. Puis elle reprit:
– Aussitôt après mon mariage, mon père me serra tendrement dans ses bras. Mme Roland aussi m’embrassa, je ne pouvais devant tout le monde me dérober à cette nouvelle hypocrisie; de sa main sèche et blanche elle me serra la main à me faire mal et me dit à l’oreille d’une voix doucereusement perfide ces paroles que je n’oublierai jamais: «Songez quelquefois à moi au milieu de votre bonheur, car c’est moi qui fais votre mariage.» Hélas! j’étais loin de comprendre alors le véritable sens de ses paroles. Notre mariage avait eu lieu à onze heures; aussitôt après nous montâmes en voiture… suivis d’une femme à moi et du vieux valet de chambre de M. d’Harville; nous voyagions si rapidement que nous devions être à Paris avant dix heures du soir.
«J’aurais été étonnée du silence et de la mélancolie de M. d’Harville, si je n’avais su qu’il avait, comme il disait, le bonheur triste. J’étais moi-même péniblement émue, je revenais à Paris pour la première fois depuis la mort de ma mère; et puis, quoique je n’eusse guère de raison de regretter la maison paternelle, j’y étais chez moi… et je la quittais pour une maison où tout me serait nouveau, inconnu; où j’allais arriver seule avec mon mari, que je connaissais à peine depuis six semaines, et qui la veille encore ne m’eût pas dit un mot qui ne fût empreint d’une formalité respectueuse. Peut-être ne tient-on pas assez compte de la crainte que nous cause ce brusque changement de ton et de manières auquel les hommes bien élevés sont même sujets dès que nous leur appartenons… On ne songe pas que la jeune femme ne peut en quelques heures oublier sa timidité, ses scrupules de jeune fille.
– Rien ne m’a toujours paru plus barbare et plus sauvage que cette coutume d’emporter brutalement une jeune femme comme une proie, tandis que le mariage ne devrait être que la consécration du droit d’employer toutes les ressources de l’amour, toutes les séductions de la tendresse passionnée pour se faire aimer.
– Vous comprenez alors, monseigneur, le brisement de cœur et la vague frayeur avec lesquels je revenais à Paris, dans cette ville où ma mère était morte il y avait un an à peine. Nous arrivons à l’hôtel d’Harville.
L’émotion de la jeune femme redoubla, ses joues se couvrirent d’une rougeur brûlante, et elle ajouta d’une voix déchirante:
– Il faut pourtant que vous sachiez tout… sans cela… je vous paraîtrais trop méprisable… Eh bien!… reprit-elle avec une résolution désespérée, on me conduisit dans l’appartement qui m’était destiné… on m’y laissa seule… M. d’Harville vint m’y rejoindre… Malgré ses protestations de tendresse, je me mourais d’effroi… les sanglots me suffoquaient… j’étais à lui… il fallut me résigner… Mais bientôt mon mari, poussant un cri terrible, me saisit le bras à me le briser… je veux en vain me délivrer de cette étreinte de fer… implorer sa pitié… il ne m’entend plus… son visage est contracté par d’effrayantes convulsions… ses yeux roulent dans leurs orbites avec une rapidité qui me fascine… sa bouche contournée est remplie d’une écume sanglante… sa main m’étreint toujours… Je fais un effort désespéré… ses doigts roidis abandonnent enfin mon bras… et je m’évanouis au moment où M. d’Harville se débat dans le paroxysme de cette horrible attaque… Voilà ma nuit de noces, monseigneur… Voilà la vengeance de Mme Roland!…
– Malheureuse femme! dit Rodolphe avec accablement, je comprends… épileptique! Ah! c’est affreux!…
– Et ce n’est pas tout…, ajouta Clémence d’une voix déchirante. Oh! que cette nuit fatale… soit à jamais maudite!… Ma fille… ce pauvre petit ange a hérité de cette épouvantable maladie!…
– Votre fille… aussi? Comment! sa pâleur… sa faiblesse?
– C’est cela… mon Dieu! C’est cela, et les médecins pensent que le mal est incurable!… parce qu’il est héréditaire…
Mme d’Harville cacha sa tête dans ses mains; accablée par cette douloureuse révélation, elle n’avait plus le courage de dire une parole.
Rodolphe aussi resta muet.
Sa pensée reculait effrayée devant les terribles mystères de cette première nuit de noces… Il se figurait cette jeune fille, déjà si attristée par son retour dans la ville où sa mère était morte, arrivant dans cette maison inconnue, seule avec un homme pour qui elle ressentait de l’intérêt, de l’estime, mais pas d’amour, mais rien de ce qui trouble délicieusement, rien de ce qui enivre, rien de ce qui fait qu’une femme oublie son chaste effroi dans le ravissement d’une passion légitime et partagée.
Non, non; tremblante d’une crainte pudique, Clémence arrivait là… triste, froide, le cœur brisé, le front pourpre de honte, les yeux remplis de larmes… Elle se résigne… et puis, au lieu d’entendre des paroles remplies de reconnaissance, d’amour et de tendresse, qui la consolent du bonheur qu’elle a donné… elle voit rouler à ses pieds un homme égaré, qui se tord, écume, rugit, dans les affreuses convulsions d’une des plus effrayantes infirmités dont l’homme soit incurablement frappé!
Et ce n’est pas tout… Sa fille… pauvre petit ange innocent, est aussi flétrie en naissant…
Ces douloureux et tristes aveux faisaient naître chez Rodolphe des réflexions amères.
«Telle est la loi de ce pays, se disait-iclass="underline" une jeune fille belle et pure, loyale et confiante, victime d’une funeste dissimulation, unit sa destinée à celle d’un homme atteint d’une épouvantable maladie, héritage fatal qu’il doit transmettre à ses enfants; la malheureuse femme découvre cet horrible mystère: que peut-elle? Rien…
«Rien que souffrir et pleurer, rien que tâcher de surmonter son dégoût et son effroi… rien que passer ses jours dans des angoisses, dans des terreurs infinies… rien que chercher peut-être des consolations coupables en dehors de l’existence désolée qu’on lui a faite.
«Encore une fois, disait Rodolphe, ces lois étranges forcent quelquefois à des rapprochements honteux, écrasants pour l’humanité…
«Dans ces lois, les animaux semblent toujours supérieurs à l’homme par les soins qu’on leur donne, par les améliorations dont on les poursuit, par la protection dont on les entoure, par les garanties dont on les couvre…