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«Ainsi achetez un animal quelconque: qu’une infirmité prévue par la loi se déclare chez lui après l’emplette… la vente est nulle… C’est qu’aussi, voyez donc, quelle indignité, quel crime de lèse-société! condamner un homme à conserver un animal qui parfois tousse, corne ou boite! Mais c’est un scandale, mais c’est un crime, mais c’est une monstruosité sans pareille! Jugez donc, être forcé de garder, mais de garder toujours, toute leur vie durant, un mulet qui tousse, un cheval qui corne, un âne qui boite! Quelles effroyables conséquences cela ne peut-il pas entraîner pour le salut de l’humanité tout entière!… Aussi il n’y a pas là de marché qui tienne, de parole qui fasse, de contrat qui engage… La loi toute-puissante vient délier tout ce qui était lié.

«Mais qu’il s’agisse d’une créature faite à l’image de Dieu, mais qu’il s’agisse d’une jeune fille qui, dans son innocente foi à la loyauté d’un homme, s’est unie à lui, et qui se réveille la compagne d’un épileptique, d’un malheureux que frappe une maladie terrible, dont les conséquences morales et physiques sont effroyables; une maladie qui peut jeter le désordre et l’aversion dans la famille, perpétuer un mal horrible; vicier des générations…

«Oh! cette loi si inexorable à l’endroit des animaux boitants, cornants ou toussants; cette loi, si admirablement prévoyante, qui ne veut pas qu’un cheval taré soit apte à la reproduction… cette loi se gardera bien de délivrer la victime d’une pareille union…

«Ces liens sont sacrés… indissolubles; c’est offenser les hommes et Dieu que de les briser.

«En vérité, disait Rodolphe, l’homme est quelquefois d’une humilité bien honteuse et d’un égoïsme d’orgueil bien exécrable… Il se ravale au-dessous de la bête en la couvrant de garanties qu’il se refuse; et il impose, consacre, perpétue ses plus redoutables infirmités en les mettant sous la sauvegarde de l’immutabilité des lois divines et humaines.»

XVII La charité

Rodolphe blâmait beaucoup M. d’Harville, mais il se promit de l’excuser aux yeux de Clémence, quoique bien convaincu, d’après les tristes révélations de celle-ci, que le marquis s’était à jamais aliéné son cœur.

De pensée en pensée, Rodolphe se dit:

«Par devoir, je me suis éloigné d’une femme que j’aimais… et qui déjà peut-être ressentait pour moi un secret penchant. Soit désœuvrement de cœur, soit commisération, elle a failli perdre l’honneur, la vie, pour un sot qu’elle croyait malheureux. Si, au lieu de m’éloigner d’elle, je l’avais entourée de soins, d’amour et de respects, ma réserve eût été telle que sa réputation n’aurait pas reçu la plus légère atteinte, les soupçons de son mari n’eussent jamais été éveillés; tandis qu’à cette heure elle est presque à la merci de la fatuité de M. Charles Robert, et il sera, je le crains, d’autant plus indiscret qu’il a moins de raisons de l’être.

«Et puis encore, qui sait maintenant si, malgré les périls qu’elle a courus, le cœur de Mme d’Harville restera toujours inoccupé? Tout retour vers son mari est désormais impossible… Jeune, belle, entourée, d’un caractère sympathique à tout ce qui souffre… pour elle, que de dangers! que d’écueils! Pour M. d’Harville, que d’angoisses, que de chagrins! À la fois jaloux et amoureux de sa femme, qui ne peut vaincre l’éloignement, la frayeur qu’il lui inspire depuis la première et funeste nuit de son mariage… quel sort est le sien!»

Clémence, le front appuyé sur sa main, les yeux humides, la joue brûlante de confusion, évitait le regard de Rodolphe, tant cette révélation lui avait coûté.

– Ah! maintenant, reprit Rodolphe après un long silence, je comprends la cause de la tristesse de M. d’Harville, tristesse que je ne pouvais pénétrer… je comprends ses regrets…

– Ses regrets! s’écria Clémence, dites donc ses remords, monseigneur… s’il en éprouve… car jamais crime pareil n’a été plus froidement médité…

– Un crime… madame?

– Et qu’est-ce donc, monseigneur, que d’enchaîner à soi, par des liens indissolubles, une jeune fille qui se fie à votre honneur, lorsqu’on se sait fatalement frappé d’une maladie qui inspire l’épouvante et l’horreur? Qu’est-ce donc que de vouer sûrement un malheureux enfant aux mêmes misères?… Qui forçait M. d’Harville à faire deux victimes? Une passion aveugle et insensée?… Non, il trouvait à son gré ma naissance, ma fortune et ma personne… il a voulu faire un mariage convenable, parce que la vie de garçon l’ennuyait sans doute.

– Madame… de la pitié au moins…

– De la pitié!… Savez-vous qui la mérite, ma pitié? c’est ma fille… Pauvre victime de cette odieuse union, que de nuits, que de jours j’ai passés près d’elle! que de larmes amères m’ont arrachées ses douleurs!…

– Mais son père… souffrait des mêmes douleurs imméritées!

– Mais c’est son père qui l’a condamnée à une enfance maladive, à une jeunesse flétrie, et, si elle vit, à une vie d’isolement et de chagrins: car elle ne se mariera pas. Oh! non, je l’aime trop pour l’exposer un jour à pleurer sur son enfant fatalement frappé, comme je pleure sur elle… J’ai trop souffert de cette trahison pour me rendre coupable ou complice d’une trahison pareille!

– Oh! vous aviez raison… la vengeance de votre belle-mère est horrible… Patience… Peut-être, à votre tour, serez-vous vengée…, dit Rodolphe après un moment de réflexion.

– Que voulez-vous dire, monseigneur? lui demanda Clémence étonnée de l’inflexion de sa voix.

– J’ai presque toujours eu… le bonheur de voir punir, oh! cruellement punir les méchants que je connaissais, ajouta-t-il avec un accent qui fit tressaillir Clémence. Mais, le lendemain de cette malheureuse nuit, que vous dit votre mari?

– Il m’avoua, avec une étrange naïveté, que les familles auxquelles il devait s’allier avaient découvert le secret de sa maladie et rompu les unions projetées… Ainsi, après avoir été repoussé deux fois… il a encore… oh! cela est infâme!… Et voilà pourtant ce qu’on appelle dans le monde un gentilhomme de cœur et d’honneur!

– Vous toujours si bonne, vous êtes cruelle!…

– Je suis cruelle, parce que j’ai été indignement trompée. M. d’Harville me savait bonne; que ne s’adressait-il loyalement à ma bonté, en me disant toute la vérité!

– Vous l’eussiez refusé…

– Ce mot le condamne, monseigneur; sa conduite était une trahison indigne s’il avait cette crainte.

– Mais il vous aimait!

– S’il m’aimait, devait-il me sacrifier à son égoïsme?… Mon Dieu! j’étais si tourmentée, j’avais tant de hâte de quitter la maison de mon père, que, s’il eût été franc, peut-être m’aurait-il touchée, émue par le tableau de l’espèce de réprobation dont il était frappé, de l’isolement auquel le vouait un sort affreux et fatal… Oui, le voyant à la fois si loyal, si malheureux, peut-être n’aurais-je pas eu le courage de le refuser; et, si j’avais pris ainsi l’engagement sacré de subir les conséquences de mon dévouement, j’aurais vaillamment tenu ma promesse. Mais vouloir forcer mon intérêt et ma pitié en me mettant d’abord dans sa dépendance; mais exiger cet intérêt, cette pitié, au nom de mes devoirs de femme, lui qui a trahi ses devoirs d’honnête homme, c’est à la fois une folie et une lâcheté!… Maintenant, monseigneur, jugez de ma vie! jugez de mes cruelles déceptions! J’avais foi dans la loyauté de M. d’Harville, et il m’a indignement trompée… Sa mélancolie douce et timide m’avait intéressée; et cette mélancolie, qu’il disait causée par de pieux souvenirs, n’était que la conscience de son incurable infirmité…