– Ah! monseigneur, s’écria Mme d’Harville avec attendrissement, vous m’avez sauvée! Je ne puis vous exprimer les nouvelles idées, les consolantes espérances que vos paroles éveillent en moi. Vous dites bien vrai, occuper son cœur et son esprit à se faire adorer de ceux qui souffrent, c’est presque aimer… Que dis-je… c’est mieux qu’aimer… Quand je compare l’existence que j’entrevois à celle qu’une honteuse erreur m’aurait faite, les reproches que je m’adresse sont plus amers encore…
– J’en serais désolé, reprit Rodolphe en souriant, car tout mon désir serait de vous aider à oublier le passé et de vous prouver seulement que le choix des distractions de cœur est nombreux… Les moyens du bien et du mal sont souvent à peu près les mêmes… la fin seule diffère… En un mot, si le bien est aussi attrayant, aussi amusant que le mal, pourquoi préférer celui-ci? Tenez, je vais faire une comparaison bien vulgaire. Pourquoi beaucoup de femmes prennent-elles pour amants des hommes qui ne valent pas leurs maris? Parce que le plus grand charme de l’amour est l’attrait affriandant du fruit défendu… Avouez que, si on retranchait de cet amour les craintes, les angoisses, les difficultés, les dangers, il ne resterait rien, ou peu de chose, c’est-à-dire l’amant dans sa simplicité première; en un mot, ce serait toujours plus ou moins l’aventure de cet homme à qui l’on disait: «Pourquoi n’épousez-vous pas cette veuve, votre maîtresse? – Hélas! j’y ai bien pensé, répondait-il, mais c’est qu’alors je ne saurais plus où aller passer mes soirées.»
– C’est un peu trop vrai, monseigneur, dit Mme d’Harville en souriant.
– Eh bien! si je trouve le moyen de vous faire ressentir ces craintes, ces angoisses, ces inquiétudes qui vous affriandent, si j’utilise votre goût naturel pour le mystère et pour les aventures, votre penchant à la dissimulation et à la ruse (toujours mon exécrable opinion des femmes, vous voyez, qui perce malgré moi!), ajouta gaiement Rodolphe, ne changerai-je pas en qualités généreuses des instincts impérieux, inexorables, excellents si on les emploie bien, funestes si on les emploie mal?… Voyons, dites, voulez-vous que nous ourdissions à nous deux toutes sortes de machinations bienfaisantes, de roueries charitables dont seront victimes, comme toujours, de très-bonnes gens? Nous aurions nos rendez-vous, notre correspondance, nos secrets… et surtout nous nous cacherions bien du marquis; car votre visite de ce matin chez les Morel l’aura mis en éveil. Enfin, si vous le vouliez, nous serions… en intrigue réglée.
– J’accepte avec joie, avec reconnaissance cette association ténébreuse, monseigneur, dit gaiement Clémence. Et, pour commencer notre roman, je retournerai dès demain chez ces infortunés, auxquels ce matin je n’ai pu malheureusement apporter que quelques paroles de consolation; car, profitant de mon trouble et de mon effroi, un petit garçon boiteux m’a volé la bourse que vous m’aviez remise. Ah! monseigneur, ajouta Clémence, et sa physionomie perdit l’expression de douce gaieté qui l’avait un moment animée, si vous saviez quelle misère!… quel horrible tableau! Non, non… je ne croyais pas qu’il pût exister de telles infortunes!… Et je me plains!… et j’accuse ma destinée!
Rodolphe, ne voulant pas laisser voir à Mme d’Harville combien il était touché de ce retour sur elle-même, qui prouvait la beauté de son âme, reprit gaiement:
– Si vous le permettez, j’excepterai les Morel de notre communauté; vous me laisserez me charger de ces pauvres gens, et vous me promettrez surtout de ne pas retourner dans cette triste maison… car j’y demeure…
– Vous, monseigneur?… Quelle plaisanterie!…
– Rien de plus sérieux… un logement modeste, il est vrai… deux cents francs par an: de plus, six francs pour mon ménage libéralement accordés chaque mois à la portière, Mme Pipelet, cette horrible vieille que vous savez. Ajoutez à cela que j’ai pour voisine la plus jolie grisette du quartier du Temple, Mlle Rigolette; et vous conviendrez que, pour un commis marchand qui gagne dix-huit cents francs (je passe pour un commis), c’est assez sortable.
– Votre présence… si inespérée dans cette fatale maison, me prouve que vous parlez sérieusement, monseigneur… quelque généreuse action vous attire là sans doute. Mais pour quelle bonne œuvre me réservez-vous donc? quel sera le rôle que vous me destinez?
– Celui d’un ange de consolation, et, passez-moi ce vilain mot, d’un démon de finesse et de ruse… car il y a certaines blessures délicates et douloureuses que la main d’une femme peut seule soigner et guérir; il est aussi des infortunes si fières, si ombrageuses, si cachées, qu’il faut une rare pénétration pour les découvrir et un charme irrésistible pour attirer leur confiance.
– Et quand pourrai-je déployer cette pénétration, cette habileté que vous me supposez? demanda impatiemment Mme d’Harville.
– Bientôt, je l’espère, vous aurez à faire une conquête digne de vous; mais il faudra employer vos ressources les plus machiavéliques.
– Et quel jour, monseigneur, me confierez-vous ce grand secret?
– Voyez… nous voilà déjà au rendez-vous… Pouvez-vous me faire la grâce de me recevoir dans quatre jours?
– Si tard!… dit naïvement Clémence.
– Et le mystère? Et les convenances? Jugez donc! si l’on nous croyait complices, on se défierait de nous; mais j’aurai peut-être à vous écrire. Quelle est cette femme âgée qui m’a apporté ce soir votre lettre?
– Une ancienne femme de chambre de ma mère: la sûreté, la discrétion même.
– C’est donc à elle que j’adresserai mes lettres, elle vous les remettra. Si vous avez la bonté de me répondre, écrivez: «À M. Rodolphe, rue Plumet». Votre femme de chambre mettra vos lettres à la poste.