– Je les mettrai moi-même, monseigneur, en faisant comme d’habitude ma promenade à pied…
– Vous sortez souvent seule et à pied?
– Quand il fait beau, presque chaque jour.
– À merveille! C’est une habitude que toutes les femmes devraient prendre dès les premiers mois de leur mariage… Dans de bonnes… ou de mauvaises prévisions l’usage existe… C’est un précédent, comme disent les procureurs; et plus tard ces promenades habituelles ne donnent jamais lieu à des interprétations dangereuses… Si j’avais été femme (et, entre nous, j’aurais été, je le crains, à la fois très-charitable et très-légère), le lendemain de mon mariage, j’aurais pris le plus innocemment du monde les allures les plus mystérieuses… Je me serais ingénument enveloppée des apparences les plus compromettantes… toujours pour établir ce précédent que j’ai dit, afin de pouvoir un jour rendre visite à mes pauvres… ou à mon amant.
– Mais voilà qui est une affreuse perfidie, monseigneur! dit en souriant Mme d’Harville.
– Heureusement pour vous, madame, vous n’avez jamais été à même de comprendre la sagesse et l’humilité de ces prévoyances-là…
Mme d’Harville ne sourit plus; elle baissa les yeux, rougit et dit tristement:
– Vous n’êtes pas généreux, monseigneur!…
D’abord Rodolphe regarda la marquise avec étonnement, puis reprit:
– Je vous comprends, madame… Mais, une fois pour toutes, posons bien nettement votre position à l’égard de M. Charles Robert. Un jour, une femme de vos amies vous montre un de ces mendiants piteux qui roulent des yeux languissants et jouent de la clarinette d’un ton désespéré pour apitoyer les passants. «C’est un bon pauvre, vous dit votre amie, il a au moins sept enfants et une femme aveugle, sourde, muette, etc., etc. – Ah! le malheureux!» dites-vous en lui faisant charitablement l’aumône; et chaque fois que vous rencontrez le mendiant, du plus loin qu’il vous aperçoit ses yeux implorent, sa clarinette rend des sons lamentables, et votre aumône tombe dans son bissac. Un jour, de plus en plus apitoyée sur ce bon pauvre par votre amie, qui méchamment abusait de votre cœur, vous vous résignez à aller charitablement visiter votre infortuné au milieu de ses misères… Vous arrivez: hélas! plus de clarinette mélancolique, plus de regard piteux et implorant, mais un drôle alerte, jovial et dispos, qui entonne une chanson de cabaret… Aussitôt le mépris succède à la pitié… car vous avez pris un mauvais pauvre pour un bon pauvre, rien de plus, rien de moins. Est-ce vrai?…
Mme d’Harville ne put s’empêcher de sourire de ce singulier apologue et répondit à Rodolphe:
– Si acceptable que soit cette justification, monseigneur, elle me semble trop facile.
– Ce n’est pourtant, après tout, qu’une noble et généreuse imprudence que vous avez commise… Il vous reste trop de moyens de la réparer pour la regretter… Mais ne verrai-je pas ce soir M. d’Harville?
– Non, monseigneur… la scène de ce matin l’a si fort affecté qu’il est… souffrant, dit la marquise à voix basse.
– Ah! je comprends…, répondit tristement Rodolphe. Allons, du courage! Il manquait un but à votre envie, une distraction à vos chagrins, comme vous disiez… Laissez-moi croire que vous trouverez cette distraction dans l’avenir dont je vous ai parlé… Alors votre âme sera si remplie de douces consolations que votre ressentiment contre votre mari n’y trouvera peut-être plus de place. Vous éprouverez pour lui quelque chose de l’intérêt que vous portez à votre pauvre enfant… Et quant à ce petit ange, maintenant que je sais la cause de son état maladif, j’oserai presque vous dire d’espérer un peu…
– Il serait possible… monseigneur? Et comment? s’écria Clémence en joignant les mains avec reconnaissance.
– J’ai pour médecin ordinaire un homme très-inconnu et fort savant: il est resté longtemps en Amérique; je me souviens qu’il m’a parlé de deux ou trois cures presque merveilleuses faites par lui sur des esclaves atteints de cette effrayante maladie.
– Ah! monseigneur, il serait possible…
– Gardez-vous bien de trop espérer: la déception serait trop cruelle… Seulement ne désespérons pas tout à fait.
Clémence d’Harville jetait sur les nobles traits de Rodolphe un regard de reconnaissance ineffable. C’était presque un roi… qui la consolait avec tant d’intelligence, de grâce et de bonté.
Elle se demanda comment elle avait pu s’intéresser à M. Charles Robert.
Cette idée lui fut horrible.
– Que ne vous dois-je pas, monseigneur! dit-elle d’une voix émue. Vous me rassurez, vous me faites malgré moi espérer pour ma fille, entrevoir un nouvel avenir qui serait à la fois une consolation, un plaisir et un mérite… N’avais-je pas raison de vous écrire que, si vous vouliez bien venir ici ce soir, vous finiriez la journée comme vous l’avez commencée… par une bonne action?…
– Et ajoutez au moins, madame, une de ces bonnes actions comme je les aime dans mon égoïsme, pleines d’attrait, de plaisir et de charme, dit Rodolphe en se levant, car onze heures et demie venaient de sonner à la pendule du salon.
– Adieu, monseigneur, n’oubliez pas de me donner bientôt des nouvelles de ces pauvres gens de la rue du Temple.
– Je les verrai demain matin… car j’ignorais malheureusement que ce petit boiteux vous eût volé cette bourse, et ces malheureux sont peut-être dans une extrémité terrible. Dans quatre jours, daignez ne pas l’oublier, je viendrai vous mettre au courant du rôle que vous voulez bien accepter. Seulement je dois vous prévenir qu’un déguisement vous sera peut-être indispensable.
– Un déguisement! Oh! quel bonheur! Et lequel, monseigneur?
– Je ne puis vous le dire encore… Je vous laisserai le choix.
En revenant chez lui, le prince s’applaudissait assez de l’effet général de son entretien avec Mme d’Harville. Ces propositions étant données:
Occuper généreusement l’esprit et le cœur de cette jeune femme, qu’un éloignement insurmontable séparait de son mari; éveiller en elle assez de curiosité romanesque, assez d’intérêt mystérieux en dehors de l’amour, pour satisfaire aux besoins de son imagination, de son âme, et la sauvegarder ainsi d’un nouvel amour.
Ou bien encore:
Inspirer à Clémence d’Harville une passion si profonde, si incurable, et à la fois si pure et si noble, que cette jeune femme, désormais incapable d’éprouver un amour moins élevé, ne compromît plus jamais le repos de M. d’Harville, que Rodolphe aimait comme un frère.
XVIII Misère
On n’a peut-être pas oublié qu’une famille malheureuse dont le chef, ouvrier lapidaire, se nommait Morel, occupait la mansarde de la maison de la rue du Temple.
Nous conduirons le lecteur dans ce triste logis.
Il est cinq heures du matin.
Au-dehors le silence est profond, la nuit noire, glaciale; il neige.
Une chandelle, soutenue par deux brins de bois sur une petite planche carrée, perce à peine de sa lueur jaune et blafarde les ténèbres de la mansarde; réduit étroit, bas, aux deux tiers lambrissé par la pente rapide du toit qui forme avec le plancher un angle très-aigu. Partout on voit le dessous des tuiles verdâtres.