– Il entra!… Quel front! reprit Mme Pipelet, aussi atterrée que son mari de cette audace.
– Il entra lentement, reprit Alfred, s’arrêta un moment à la porte, comme pour me fasciner de son regard atroce… puis il s’avança vers moi, s’arrêtant à chaque pas, me transperçant de l’œil, sans dire un mot, droit, muet, menaçant comme un fantôme!…
– C’est-à-dire que j’en ai le dos qui m’en hérisse, dit Anastasie.
– Je restais de plus en plus immobile et assis sur ma chaise… Cabrion s’avançait toujours lentement… me tenant sous son regard comme le serpent l’oiseau… car il me faisait horreur, et malgré moi je le fixais. Il arrive tout près de moi… Je ne puis davantage supporter son aspect révoltant… c’était trop fort… je n’y tiens plus… je ferme les yeux… Alors, je le sens qui ose porter ses mains sur mon chapeau; il le prend par le haut, l’ôte lentement de dessus ma tête… et me met le chef à nu! Je commençais à être saisi d’un vertige… ma respiration était suspendue… les oreilles me bourdonnaient… j’étais de plus en plus collé à mon siège, je fermais les yeux de plus en plus fort. Alors, Cabrion se baisse, me prend ma tête chauve; que j’ai le droit de dire, ou plutôt que j’avais le droit de dire vénérable avant son attentat… il me prend donc la tête entre ses mains froides comme des mains de mort… et sur mon front glacé de sueur il dépose… un baiser effronté! impudique!!!
Anastasie leva les bras au ciel.
– Mon ennemi le plus acharné venir me baiser au front!… me forcer à subir ses dégoûtantes caresses, après m’avoir odieusement persécuté pour posséder de mes cheveux!… une pareille monstruosité me donna beaucoup à penser et me paralysa… Cabrion profita de ma stupeur pour me remettre mon chapeau sur la tête, puis, d’un coup de poing, il me l’enfonça jusque sur les yeux, comme vous l’avez vu. Ce dernier outrage me bouleversa, la mesure fut comblée, tout tourna autour de moi, et je m’évanouis au moment où je le voyais, par-dessous les bords de mon chapeau, sortir de la loge aussi tranquillement, aussi lentement qu’il y était entré.
Puis, comme si ce récit eût épuisé ses forces, M. Pipelet retomba sur sa chaise en levant ses mains au ciel en manière de muette imprécation.
Rigolette sortit brusquement, son courage était à bout, son envie de rire l’étouffait; elle ne put se contraindre plus longtemps. Rodolphe avait lui-même difficilement gardé son sérieux.
Tout à coup, cette rumeur confuse qui annonce l’arrivée d’un rassemblement populaire retentit dans la rue; on entendit un grand tumulte en dehors de la porte de l’allée, et bientôt des crosses de fusil résonnèrent sur la dalle de la porte.
VIII L’arrestation
– Mon Dieu! monsieur Rodolphe, s’écria Rigolette en accourant pâle et tremblante, il y a là un commissaire de police et la garde!
– La justice divine veille sur moi! dit M. Pipelet dans un élan de religieuse reconnaissance; on vient arrêter Cabrion… Malheureusement il est trop tard!
Un commissaire de police, reconnaissable à l’écharpe que l’on apercevait sous son habit noir, entra dans la loge; sa physionomie était grave, digne et sévère.
– Monsieur le commissaire, il est trop tard, le malfaiteur s’est évadé! dit tristement M. Pipelet; mais je puis vous donner son signalement… Sourire atroce, regards effrontés… manières…
– De qui parlez-vous? demanda le magistrat.
– De Cabrion! monsieur le commissaire… Mais, en se hâtant, il serait peut-être encore temps de l’atteindre, répondit M. Pipelet.
– Je ne sais pas ce que c’est que Cabrion, dit impatiemment le magistrat; le nommé Jérôme Morel, ouvrier lapidaire, demeure dans cette maison?
– Oui, mon commissaire, dit Mme Pipelet, se mettant au port d’arme.
– Conduisez-moi à son logement.
– Morel le lapidaire! reprit la portière au comble de la surprise; mais c’est la brebis du bon Dieu! Il est incapable de…
– Jérôme Morel demeure-t-il ici, oui ou non?
– Il y demeure, mon commissaire… avec sa famille, dans une mansarde.
– Conduisez-moi donc à cette mansarde.
Puis s’adressant à un homme qui l’accompagnait, le magistrat lui dit:
– Que les deux gardes municipaux attendent en bas et ne quittent pas l’allée. Envoyez Justin chercher un fiacre.
L’homme s’éloigna pour exécuter ces ordres.
– Maintenant, reprit le magistrat en s’adressant à M. Pipelet, conduisez-moi chez Morel.
– Si ça vous est égal, mon commissaire, je remplacerai Alfred; il est indisposé des suites de Cabrion… qui, comme les choux, lui reste sur le pylore.
– Vous ou votre mari, peu importe, allons!
Et, précédé de Mme Pipelet, il commença de monter l’escalier; mais bientôt il s’arrêta, se voyant suivi par Rodolphe et par Rigolette.
– Qui êtes-vous? Que voulez-vous? leur demanda-t-il.
– C’est les deux locataires du quatrième, dit Mme Pipelet.
– Pardon! monsieur, j’ignorais que vous fussiez de la maison, dit-il à Rodolphe.
Celui-ci, augurant bien des manières polies du magistrat, lui dit:
– Vous allez trouver une famille désespérée, monsieur; je ne sais quel nouveau coup menace ce malheureux artisan, mais il a été cruellement éprouvé cette nuit… Une de ses filles, déjà épuisée par la maladie, est morte… sous ses yeux… morte de froid et de misère…
– Serait-il possible?
– C’est la vérité, mon commissaire, dit Mme Pipelet. Sans monsieur, qui vous parle, et qui est le roi des locataires, puisqu’il a sauvé par ses bienfaits le pauvre Morel de la prison, toute la famille du lapidaire serait morte de faim.
Le commissaire regardait Rodolphe avec autant d’intérêt que de surprise.
– Rien de plus simple, monsieur, reprit celui-ci; une personne très-charitable, sachant que Morel, dont je vous garantis l’honneur et la probité, était dans une position aussi déplorable que peu méritée, m’a chargé de payer une lettre de change pour laquelle les recors allaient traîner en prison ce pauvre ouvrier, seul soutien d’une famille nombreuse.
À son tour, frappé de la noble physionomie de Rodolphe et de la dignité de ses manières, le magistrat lui répondit:
– Je ne doute pas de la probité de Morel; je regrette seulement d’avoir à remplir une pénible mission devant vous, monsieur, qui vous intéressez si vivement à cette famille.
– Que voulez-vous dire, monsieur?