– Ça s’est vu…
Un moment interdit, M. de Saint-Remy reprit sèchement:
– Quoi?
– Des billets de banque faux, répondit le notaire en continuant de soumettre ceux qu’il tenait à un examen attentif.
– À propos de quoi me faites-vous cette remarque, monsieur?
Jacques Ferrand s’arrêta un moment, regarda fixement le vicomte à travers ses lunettes; puis, haussant imperceptiblement les épaules, il se remit à inventorier les billets sans prononcer une parole.
– Mort-Dieu, monsieur le notaire, sachez que, lorsque j’interroge, on me répond! s’écria M. de Saint-Remy irrité par le calme de Jacques Ferrand.
– Ceux-là sont bons…, dit le notaire en retournant vers son bureau où il prit une petite liasse de papiers timbrés auxquels étaient annexées deux lettres de change; il mit ensuite un des billets de mille francs et trois rouleaux de cent francs sur le dossier de la créance, puis il dit à M. de Saint-Remy, en lui indiquant du bout du doigt l’argent et les titres: «Voici ce qui vous revient des quarante mille francs; mon client m’a chargé de percevoir la note des frais.»
Le vicomte s’était contenu à grand-peine pendant que Jacques Ferrand établissait ses comptes. Au lieu de lui répondre et de prendre l’argent, il s’écria d’une voix tremblante de colère:
– Je vous demande, monsieur, pourquoi vous m’avez dit, à propos des billets de banque que je viens de vous remettre, qu’on en avait vu de faux?
– Pourquoi?
– Oui.
– Parce que… je vous ai mandé ici pour une affaire de faux…
Et le notaire braqua ses lunettes vertes sur le vicomte.
– En quoi cette affaire de faux me concerne-t-elle?
Après un moment de silence, M. Ferrand dit au vicomte, d’un air triste et sévère:
– Vous rendez-vous compte, monsieur, des fonctions que remplit un notaire?
– Le compte et les fonctions sont parfaitement simples, monsieur; j’avais tout à l’heure quarante mille francs, il m’en reste treize cents…
– Vous êtes très-plaisant, monsieur… Je vous dirai, moi, qu’un notaire est aux affaires temporelles ce qu’un confesseur est aux affaires spirituelles… Par état, il connaît souvent d’ignobles secrets.
– Après, monsieur?
– Il se trouve souvent forcé d’être en relation avec des fripons…
– Ensuite, monsieur?
– Il doit, autant qu’il le peut, empêcher un nom honorable d’être traîné dans la boue.
– Qu’ai-je de commun avec tout cela?
– Votre père vous avait laissé un nom respecté que vous déshonorez, monsieur!…
– Qu’osez-vous dire?
– Sans l’intérêt qu’inspire ce nom à tous les honnêtes gens, au lieu d’être cité ici, devant moi, vous le seriez à cette heure devant le juge d’instruction.
– Je ne vous comprends pas.
– Il y a deux mois, vous avez escompté, par l’intermédiaire d’un agent d’affaires, une traite de cinquante-huit mille francs, souscrite par la maison Meulaert et compagnie de Hambourg, au profit d’un William Smith, et payable dans trois mois chez M. Grimaldi, banquier à Paris.
– Eh bien?
– Cette traite est fausse.
– Cela n’est pas vrai…
– Cette traite est fausse!… La maison Meulaert n’a jamais contracté d’engagement avec William Smith; elle ne le connaît pas.
– Serait-il vrai! s’écria M. de Saint-Remy avec autant de surprise que d’indignation; mais alors j’ai été horriblement trompé, monsieur… car j’ai reçu cette valeur comme argent comptant.
– De qui?
– De M. William Smith lui-même; la maison Meulaert est si connue… je connaissais moi-même tellement la probité de M. William Smith que j’ai accepté cette traite en payement d’une somme qu’il me devait…
– William Smith n’a jamais existé… c’est un personnage imaginaire…
– Monsieur, vous m’insultez!
– Sa signature est fausse et supposée comme le reste.
– Je vous dis, monsieur, que M. William Smith existe; mais j’ai sans doute été dupe d’un horrible abus de confiance.
– Pauvre jeune homme!…
– Expliquez-vous.
– En quatre mots, le dépositaire actuel de la traite est convaincu que vous avez commis le faux…
– Monsieur!…
– Il prétend en avoir la preuve; avant-hier, il est venu me prier de vous mander chez moi et de vous proposer de vous rendre cette fausse traite… moyennant transaction… Jusque-là tout était loyal; voici qui ne l’est plus, et je ne vous en parle qu’à titre de renseignements: il demande cent mille francs… écus… aujourd’hui même; ou sinon, demain, à midi, le faux est déposé au parquet du procureur du roi.
– C’est une indignité!
– Et de plus une absurdité… Vous êtes ruiné, vous étiez poursuivi pour une somme que vous venez de me payer, grâce à je ne sais quelle ressource… voilà ce que j’ai déclaré à ce tiers porteur… Il m’a répondu à cela… que certaine grande dame très-riche ne vous laisserait pas dans l’embarras…
– Assez, monsieur!… assez!…
– Autre indignité, autre absurdité! d’accord.
– Enfin, monsieur, que veut-on?
– Indignement exploiter une action indigne. J’ai consenti à vous faire savoir cette proposition tout en la flétrissant comme un honnête homme doit la flétrir. Maintenant cela vous regarde. Si vous êtes coupable, choisissez entre la cour d’assises ou la rançon qu’on vous impose… Ma démarche est tout officieuse, et je ne me mêlerai pas davantage d’une affaire aussi sale. Le tiers porteur s’appelle M. Petit-Jean, négociant en huiles; il demeure sur le bord de la Seine, quai de Billy, 10. Arrangez-vous avec lui. Vous êtes dignes de vous entendre… si vous êtes faussaire, comme il l’affirme.
M. de Saint-Remy était entré chez Jacques Ferrand le verbe insolent, la tête haute. Quoiqu’il eût commis dans sa vie quelques actions honteuses, il restait encore en lui une certaine fierté de race, un courage naturel qui ne s’était jamais démenti. Au commencement de cet entretien, regardant le notaire comme un adversaire indigne de lui, il s’était contenté de le persifler.
Lorsque Jacques Ferrand eut parlé de faux… le vicomte se sentit écrasé. À son tour il se trouvait dominé par le notaire.
Sans l’empire absolu qu’il avait sur lui-même, il n’aurait pu cacher l’impression terrible que lui causa cette révélation inattendue; car elle pouvait avoir pour lui des suites incalculables, que le notaire ne soupçonnait même pas.
Après un moment de silence et de réflexion il se résigna, lui si orgueilleux, si irritable, si vain de sa bravoure, à implorer cet homme grossier qui lui avait si rudement parlé l’austère langage de la probité.
– Monsieur, vous me donnez une preuve d’intérêt dont je vous remercie; je regrette la vivacité de mes premières paroles…, dit M. de Saint-Remy d’un ton cordial.