– C’est justement une conversion, madame, M. le vicomte sort de mon cabinet tout autre qu’il n’y était entré.
– Quand je vous dis que vous faites des miracles!… ce n’est pas étonnant, vous êtes un saint.
– Ah! madame… vous me flattez, dit Jacques Ferrand avec componction.
M. de Saint-Remy salua profondément Mme d’Orbigny; puis, au moment de quitter le notaire, voulant tenter une dernière fois de l’apitoyer, il lui dit d’un ton dégagé, qui laissait pourtant deviner une anxiété profonde:
– Décidément, mon cher monsieur Ferrand, vous ne voulez pas m’accorder ce que je vous demande?
– Quelque folie, sans doute?… Soyez inexorable, mon cher puritain, s’écria Mme d’Orbigny en riant.
– Vous entendez, monsieur, je ne puis contrarier une aussi belle dame…
– Mon cher monsieur Ferrand, parlons sérieusement… des choses sérieuses… et vous savez que celle-là… l’est beaucoup… Décidément vous me refusez? demanda le vicomte avec une angoisse à peine dissimulée.
Le notaire fut assez cruel pour paraître hésiter, M. de Saint-Remy eut un moment d’espoir.
– Comment, homme de fer, vous cédez? dit en riant la belle-mère de Mme d’Harville, vous subissez aussi le charme de l’irrésistible?…
– Ma foi, madame, j’étais sur le point de céder, comme vous dites; mais vous me faites rougir de ma faiblesse, reprit M. Ferrand. Puis, s’adressant au vicomte, il lui dit, avec une expression dont celui-ci comprit toute la signification: Là, sérieusement (et il appuya sur ce mot), c’est impossible… Je ne souffrirai pas que, par caprice, vous fassiez une étourderie pareille… Monsieur le vicomte, je me regarde comme le tuteur de mes clients; je n’ai pas d’autre famille, et je me regarderais comme complice des folies que je le leur laisserais faire.
– Oh! le puritain! Voyez-vous le puritain! dit Mme d’Orbigny.
– Du reste, voyez M. Petit-Jean; il pensera, j’en suis sûr, absolument comme moi; et, comme moi, il vous dira… non!
M. de Saint-Remy sortit désespéré.
Après un moment de réflexion, il dit: – Il le faut. Puis, à son chasseur, qui tenait ouverte la portière de sa voiture:
– À l’hôtel de Lucenay.
Pendant que M. de Saint-Remy se rend chez la duchesse, nous ferons assister nos lecteurs à l’entretien de M. Ferrand et de la belle-mère de Mme d’Harville.
XVI Le testament
Le lecteur a peut-être oublié le portrait de la belle-mère de Mme d’Harville, tracé par celle-ci.
Répétons que Mme d’Orbigny est une petite femme blonde, mince, ayant les cils presque blancs, les yeux ronds et d’un bleu pâle; sa parole est mielleuse, son regard hypocrite, ses manières insinuantes et insidieuses. En étudiant sa physionomie fausse et perfide, on y découvre quelque chose de sournoisement cruel.
– Quel charmant jeune homme que M. de Saint-Remy! dit Mme d’Orbigny à Jacques Ferrand lorsque le vicomte fut sorti.
– Charmant. Mais, madame, causons d’affaires… Vous m’avez écrit de Normandie que vous vouliez me consulter sur de graves intérêts…
– N’avez-vous pas toujours été mon conseil depuis que ce bon docteur Polidori m’a adressée à vous?… À propos, avez-vous de ses nouvelles? demanda Mme d’Orbigny d’un air parfaitement détaché.
– Depuis son départ de Paris il ne m’a pas écrit une seule fois, répondit non moins indifféremment le notaire.
Avertissons le lecteur que ces deux personnages se mentaient effrontément l’un à l’autre. Le notaire avait vu récemment Polidori (un de ses deux complices) et lui avait proposé d’aller à Asnières, chez les Martial, pirates d’eau douce dont nous parlerons plus tard, d’aller, disons-nous, empoisonner Louise Morel, sous le nom du Dr Vincent.
La belle-mère de Mme d’Harville se rendait à Paris afin d’avoir aussi une conférence secrète avec ce scélérat, depuis assez longtemps caché, nous l’avons dit, sous le nom de César Bradamanti.
– Mais il ne s’agit pas du bon docteur, reprit la belle-mère de Mme d’Harville; vous me voyez très-inquiète: mon mari est indisposé; sa santé s’affaiblit de plus en plus. Sans me donner de craintes graves… son état me tourmente… ou plutôt le tourmente, dit Mme d’Orbigny en essuyant ses yeux légèrement humectés.
– De quoi s’agit-il?
– Il parle incessamment de dernières dispositions à prendre… de testament…
Ici Mme d’Orbigny cacha son visage dans son mouchoir pendant quelques minutes.
– Cela est triste, sans doute, reprit le notaire, mais cette précaution n’a en elle-même rien de fâcheux… Quelles seraient d’ailleurs les intentions de M. d’Orbigny, madame?
– Mon Dieu, que sais-je?… Vous sentez bien que, lorsqu’il met la conversation sur ce sujet, je ne l’y laisse pas longtemps.
– Mais, enfin, à ce propos, ne vous a-t-il rien dit de positif?
– Je crois, reprit Mme d’Orbigny d’un air parfaitement désintéressé, je crois qu’il veut non-seulement me donner tout ce que la loi lui permet de me donner… mais… Oh! tenez, je vous en prie, ne parlons pas de cela…
– De quoi parlerons-nous?
– Hélas! vous avez raison, homme impitoyable! Il faut, malgré moi, revenir au triste sujet qui m’amène auprès de vous. Eh bien! M. d’Orbigny pousse la bonté jusqu’à vouloir… dénaturer une partie de sa fortune et me faire don… d’une somme considérable.
– Mais sa fille, sa fille? s’écria sévèrement M. Ferrand. Je dois vous déclarer que depuis un an M. d’Harville m’a chargé de ses affaires. Je lui ai dernièrement encore fait acheter une terre magnifique. Vous connaissez ma rudesse en affaires, peu m’importe que M. d’Harville soit un client; ce que je plaide, c’est la cause de la justice; si votre mari veut prendre envers sa fille, Mme d’Harville, une détermination qui ne semble pas convenable… je vous le dirai brutalement, il ne faudra pas compter sur mon concours. Nette et droite, telle a toujours été ma ligne de conduite.
– Et la mienne donc! Ainsi je répète sans cesse à mon mari ce que vous me dites là: «Votre fille a de grands torts envers vous, soit; mais ce n’est pas une raison pour la déshériter.»
– Très-bien, à la bonne heure. Et que répondit-il?
– Il répond: «Je laisserai à ma fille vingt-cinq mille francs de rentes. Elle a eu plus d’un million de sa mère; son mari a personnellement une fortune énorme; ne puis-je pas vous abandonner le reste, à vous, ma tendre amie, le seul soutien, la seule consolation de mes vieux jours, mon ange gardien?»