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Gérard Caramaro

Les Noces secrètes

Lucile m’est apparue comme ça, à l’automne, entre un rougeoiement de vignes et un envol jaune de feuilles. Comme une revanche faite aux coups du sort, il paraît, parfois, qu’un esprit très bienveillant veuille nous éclairer l’existence. C’est, dirait-on, un cadeau qui nous arrive alors, nouvelle, succès ou rencontre, une pluie en terre de sécheresse ou le feu croisé au cœur de l’hiver.

Elle est venue, ainsi, radieuse et mutine, la bouche au trouble passé et l’œil noyé de clair. Si je devine là, mécréant, une main ou, mieux, une baguette féerique, c’est parce que Lucile m’a regardé et adopté.

Bien sûr, j’ai voulu lui donner les mots, lui expliquer, l’envelopper, mais elle ne savait que rire. Les armes m’en tombaient. Lorsque, impuissant, je ne sus plus que la regarder, empli de gratitude, de peur et d’émerveillement, Lucile rit, et elle fut la lumière. Quand je lui parlais, et je la croyais attentive, elle n’était plus humaine, mais déjà splendeur déconcertante. Qu’étais-je donc, moi, chemineau du charme, séducteur tôt fourbu, forteresse vide, superbe naguère! Un autre. Je fondais, Lucile, mon âme bleue et grise, elle couverte de cicatrices, coulait, et je voulais qu’elle te pénétrât!

Ma brève vie d’avec Lucile ne fut pourtant pas qu’angélique et, là encore, sa sensualité me déroutait. Elle ne me donnait pas à caresser un corps de femme neuf, un autre, avec ses belles différences, non, mais un souffle. Ses chairs savaient se transformer sous mes paumes, mais il me semble que c’est un nuage que je m’obstinais à embrasser. Dans leur fermeté même, leur luxuriance et leurs apothéoses, elle gardait une dimension étrange et impalpable. La seule assurance vraie que je garde de la carnation de Lucile est sa bouche. Tendre, grande, vive, brûlante et avide, tout à la fois rouge, étincelante, fraîche et souple, elle attise le regard et la furie sans doute. Elle est la vivacité du vent et elle engendre, toujours, des cascades de rires ou de rauques psalmodies. Elle est l’antre primordial, le plus ancien rêve de l’homme, la caverne et la source, aérienne et nocturne, la vague lunaire réchauffée de désir en son sein. Oh! Lucile, par quelle alchimie as-tu su sans volition et sans travail me transmuer en feu, haleine incandescente au piège de la retenue? Pont prisonnier de son enjambement, j’errais en toi suspendu hors de l’heure, et tu étais l’eau qui baigne la pile, et la voussure même du pont, et le pas au-delà, vers l’autre monde. J’étais demeure, toi le devenir.

Puis je me dis, Lucile, que mon emportement ne me servirait de rien. À quoi bon rêver à t’épouser, sinon que je songe à t’annexer? Imagine-t-on un nuage de coin du ciel ficelé à la main de son maître! Va, évolue comme dois, et laisse-moi te penser comme je le peux. Si tout n’est qu’apparence, peut-être n’es-tu qu’illusion de beauté. Et si, Lucile, vous n’étiez qu’une clef? Un organe de lumière, un signe, un passage obligé, une promesse? Mais c’est toujours de l’amour, Lucile, qui goutte de ma plume et je te jure que c’est mon sang qui signe la ligne. Hé quoi! aurais-je changé, et, serein, je serais plus enclin à admettre que celle-là même que j’aime ne m’appartient pas?

Une clef, Lucile, vous m’ouvriez les yeux sur un monde plus beau. Votre charme sur moi a laissé, entendez-moi bien, comme un rai de lune qui œuvre en secret.

Quand vous m’aurez quitté, belle, me disais-je déjà, et que, évanouie, le songe de vous se subtilisera, n’oubliez pas que je serai à vos côtés. Vous connaissez, je crois, mes facultés à m’abstraire, et vous souvenez comme je vous visitai quelquefois. Sachez alors discerner dans la pénombre le mouvement qui vous cernera, ou distinguer dans la clameur du soleil des scintillements bizarres. S’il se peut que tu te complaises de l’invisible présence, mon âme, je serai comblé.

Pour l’heure, je ne sais si je t’attends. Il est toujours chez moi une oscillation entre l’amour et l’amour d’aimer. Tu vois, je peins. Je te peins avec mes mots, je joue. C’est la même rêverie qu’en ta présence, si tu veux, mais avec une dimension laborieuse en plus. L’art est travail, puisque nous en sommes aux poncifs. Toi, tu te fiches de cela, non? Tu es, simplement, et tout le reste n’est que digression. De nos deux modes d’être, ou de vivre, je ne sais en toute sincérité lequel est le plus positif, ou cohérent, ou raisonnable, si tu préfères. Choisit-on, de toute manière! Le plus étonnant – et pourquoi! – est que nous nous soyons abordés. Imagines-tu? Deux vaisseaux, solitaires, un rien fantomatiques croisent, entités autonomes et mystérieuses, dans les parages de la solitude. Un cri dans la brume, un regard échappé du bastingage, et c’est la reconnaissance; les grappins sont lancés, les armes sont au pied, les passerelles abattues. Et nous voici, simulant une panne d’isolement dans l’océan fantasque de l’existence, appariés à notre gré, sans cap défini. Des pirates de rencontre, en définitive, nous ne sommes que des flibustiers, des enfants de la maraude sur les chemins terraqués.

Il me semble, de temps en temps, n’entendre que la houle aveugle et le vent entêté. Notre course duelle aurait-elle pris fin! Suis-je de nouveau dérouté pour l’inconnu aux commandes de ce bateau fou? Écoute. J’aime à naviguer seul. Même s’il me faut emmener dans ma tête l’image de vous, je continuerai. Serais-je moins solitaire? Merci, Lucile, merci de nourrir mes songes encore. Tout cela importe-t-il, pour toi? Qui es-tu lorsque tu es seule? Es-tu seule parfois? Le vide, comme l’on dit, t’emplit-il le cœur de son vorace et noir silence? Moi, j’aime. La nuit couchée sur la terre, lorsque les vents miaulent en sourdine entre les branches d’arbres hagards, je suis là et je guette. Je guette et je bois, avide, tous les signes de l’univers. Ceux que d’ordinaire ne peuvent goûter les hommes. L’étoile traçante, je la salue. Le nuage écorché de lune, je l’interprète. Alors, la Lune, elle, penses-tu comme elle peut m’être familière! C’est très simple. Elle ne m’est pas un simple lumignon accroché, là, au cœur du ciel. Elle irradie, et je suis semailles en ses rayons. C’est étrange, mais elle est pour moi le passé, et elle me semble toujours raconter l’histoire des temps. Il m’arrive de me dire que je vous connais si fort parce que je la sais très proche.

Non, tu n’as pas disparu. Comment le pourriez-vous! Ta présence est réelle, peut-être ne cherché-je plus à te revoir. Tu es le point fixe et unique dans cet univers crucifié, la rencontre, le point d’intersection des quatre bras égaux cloués aux horizons du monde. Tu es, mon rêve, la seule référence, hors espace et hors temps, là où tout s’accroche pour osciller au gré de lois occultes, tu es l’ancrage.

N’allez pas imaginer, ma mie, que vous ne soyez qu’un prétexte, un alibi à ma déraison galopante. Vous êtes, soyez-en assurée, la meilleure part de moi-même, aussi vrai que mon regard, depuis que je vous vis, s’est modifié. Relative à vous, à votre grâce, elle se teinte cependant d’absolu – je veux parler de ce nœud que vous représentez, ombilical, transcendant et, pourtant, par vous, manifesté.