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Depuis nos retrouvailles nous ne nous étions échangé que peu de mots. Quelle force nous rivait ainsi l’un à l’autre, quelle loi plus inexorable que celle qui soude deux aimants? Nos corps fourbus, toujours tendus au regard de l’autre, nous avions voulu nous raconter. Le rire en ce moment de détente l’avait emporté sur le reste. Son mariage en la mairie du petit village, mes frasques là-haut, dans le Nord, nos aspirations, grandes et petites, notre solitude toujours, tout cela était balayé, enfui, dérisoire. Rien ne nous importait plus sinon contenir ce bonheur inventé, recréé. Afin de ne laisser pas une ombre glisser sur notre rêve, nous nous gardions bien d’évoquer quelque plan de sauvegarde de ce bonheur. Sans doute nous faudrait-il aborder la question avant de laisser le malaise s’installer.

Pour l’heure, nous nous activons autour de la cheminée pour préparer un repas digne de notre hôte que nous savons devoir revenir tard dans la nuit. Je crois bien que, sans mot dire, nous jouons à être couple au foyer. Lucile!

Il me souvient bien qu’un grand calme se fit autour des Sulèves quand Marzin y rentra. Un cri d’oiseau dans la nuit seul annonça sa venue, la lune avait pris de la hauteur et semblait moins grosse.

Le bonhomme eut un sourire content quand il ouvrit sa porte. La chaleur installée en sa demeure, le lit abondant de braises qui assuraient la cuisson du repas, les odeurs de notre cuisine et ces deux êtres qui attendaient pour l’embrasser, les bougies aussi, peut-être, que nous avions allumées aux coins de la pièce, tout cela parut lui être bon. «Enfants!» murmura-t-il non sans quelque tendresse.

Cette nuit-là, avant le départ de Lucile, le vieil homme nous entretint de contes et de légendes qui constituent selon lui le pivot de l’imaginaire, l’axe des rêves de l’humanité. Lucile et moi nous tenions blottis, le regard rivé au feu, les doigts enlacés, en un heureux voyage. La voix grave et ample de l’ami nous portait de siècle en siècle au faîte de l’amour et de la connaissance de soi. Au fil des récits nous nous reconnaissions comme le point unique de la rencontre de ces amours passées, mythiques ou trop humaines. Lucile et moi avions été ces amants que rien, surtout pas la mort, n’avait pu séparer. Nous avions vision de cette ronce indestructible qui surgit de la tombe de l’un pour plonger dans celle, voisine, de l’autre. Nous sommes liés, par-delà la vie et la mort, par quelque philtre ou magique destinée. Nous sommes l’humaine carnation de la grande déesse d’Amour, notre seule finalité est l’union, que dis-je! la fusion.

Le mysticisme quelque peu confus qui hantait nos retrouvailles prenait vie et souffle dans les mots de Marzin, barde inspiré qui, parfois, prenait pose, écoutait et puisait dans les vents la suite de ses contes. Où étions-nous alors, en quels mondes, en quels cieux errions-nous ravis – je sais que nous vivions les mêmes songes!

XI

Dans ma soupente, Lucile repartie, je ne dors pas, je saigne. Chaque départ d’elle me laisse pantelant, je sais que je ne peux plus vivre sans sa présence, comme prisonnier de mon rêve.

À travers la lucarne, je regarde cligner mille feux. Un jour, nous apprendrons les ciels et leurs lectures. Orphelin je me vois, poussière désemparée, errer dans la galaxie à des vitesses de vertige, infinitésimal compté dans un univers sans mesure, une composition de systèmes mystérieusement imbriqués flottant dans des espaces sans fins et qui en croisent d’autres encore, aux profondeurs autres, sans consistance, en voie de surgissement. Ma vitale complémentarité, mon oxygène, c’est elle. Je demeure ballotté dans de sombres infinitudes, amputé, exsangue, et je ne suis que brûlure d’attente et de désir, souffrance d’elle, altéré, un escargot de sécheresse. Lucile, entends-moi. Parle-moi.

Mes yeux sont clos, je te vois. Tes mains battent l’air et ton regard est noyé dans le mien, nous repartons pour de nouvelles aires. Des vents complices nous portent ahuris au-dessus des montagnes noires et de l’océan fantasque. Écoute, mon âme, une instrumentation ancienne hurle notre joie. Vois cette cascade colorée qui se jette en nous! Vole, intrépide, et retiens-moi, allons, concert déployé, chanter aux hommes nos retrouvailles et laissons aux siècles erratiques notre quête commune. Tourne, vire et repars sans quitter, je t’aime, la Terre n’a plus de bornes et les cieux fourmillent de chambres bleu et rose où nicher notre amour d’être. Ici, au fond, tout n’est qu’apprentissage de toi, enfin… de nous. Courage, mon cœur! ces nuages nous emporteront – où?

Dans la nuit je suis sorti, Lucile, et j’ai pénétré la chênaie. À pas pesés je me suis approché de la rivière, et j’ai franchi le pont du Rêve. Je t’emporte avec moi, tu es ici sous ma poitrine et je te sens palpiter. Viens. Au fond d’une dépression à l’accès difficile tu connais une fontaine oubliée. Une source sûre et forte y coule, que rien ne saurait éteindre. C’est là que Marzin fut le témoin de nos premières épousailles, sous la bienveillance des dieux. Tu m’as pris la main et, au creux de la tienne, j’ai bu de l’eau neuve avant de t’en offrir à mon tour. Le lierre, la glycine et l’aubépine ont fleuri nos noces silencieuses, au loin un geai cria.

À mes pieds l’eau sourd et en ton absence je recrée notre proximité belle. Arbre je me dresse et t’appelle des ténèbres. Lucile!

Le vent s’est dressé, il rôde et tourne dans ce lieu sans âge. Marzin nous a appris, et le vent est notre émissaire. Va, fils de l’esprit, sans temps et sans souci file et porte à ma bien-aimée le son de mon âme. Le doigt tendu sur la voûte sombre je creuse en moi et extirpe la force pour animer l’ami Vent. Ça y est… il va, dévale et court sur les cheveux des arbres. Il ploie l’herbe et échevèle les passants, il vole, revient, t’enveloppe, et te souffle mes pensées.

XII

Lucile cette nuit s’est levée. Son époux dort toujours. Elle s’est épongé le visage et, un verre d’eau bu, elle ouvre la fenêtre. Face à elle le faîtage d’un chêne s’incline et la salue. Elle a souri. Le vent alors brusque tourbillonne. Il caracole, comment pourrait-elle l’ignorer!

Il se fait plus caressant et l’entoure, haleine tiède et toute sollicitude. Lucile s’est raidie, son regard brille sur l’horizon. Elle n’a pas froid, mais elle frissonne. Sans y penser elle caresse la pointe, dure, de ses seins. Où est-il? Que fait-il? Bon sang! la fontaine…

Le vent s’est rabattu. Sous la lune blanche une femme vole vers Les Sulèves. Dans le chemin creux elle glisse, aérienne, et son émoi est grand. Les yeux écarquillés, la bouche humide et le sexe douloureux presque elle court, légère, et l’astre femelle lui glisse des gouttes d’argent dans sa chevelure. Les arbres lui crient leur sympathie. Leurs ancêtres ont vu déjà, si haut dans le temps! la même femme passer sous leur ramage mue par la force, le devenir du monde dans le ventre, et leurs bras joints au-dessus d’elle se tordaient comme à présent pour une haie d’honneur. Lucile n’entend rien, elle sait tout. Beauté et puissance elle va, et c’est la marche têtue de l’univers qui prend chair. L’ombre recule. Cette femme est l’aube qui se dresse, forte et tendre, un espoir pour cette terre où toute chose meurt et se liquéfie avant que de renaître. Ta course est un chant, Lucile, qui couvre le chaos et ordonne, polyphonique, l’existence même. Tes pas effacent toute misère et de ton souffle avide naissent des vents nouveaux qui féconderont toute contrée. Je te vois suivre le fil de ton cœur, belle, et je reste droit dans la nuit, radieux, si près de toi.