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Un silence passa, que personne n'écoutait.

— Il y avait des arbres comme ça chez moi, dit-il enfin. Il y a longtemps…

— Chez moi il y avait surtout des cons, renchérit-elle. Il y a longtemps aussi.

Jane le vit sourire en douce.

— On fait une belle équipe tous les deux, pas vrai ? relança-t-elle.

L'Indien haussa les épaules.

— Bah… Moi, je sais pas, mais toi… Oui, ajouta-t-il, ça ne fait pas une équipe, mais toi tu es très belle.

Sam était sincère. Et se voulait gentil.

— Tu aimes les handicapées, Deux-Ours ?

Les mots mordaient la bouche de Jane, mais il voyait trop bien qu'elle se blessait elle-même.

— Ce n'est pas comme ça que je te vois, dit-il.

Il y avait dans sa voix une compassion que son peuple n'avait pas eue envers ses ancêtres de Wounded Knee. Jane ne se laissa pas attendrir : elle tendit son genou replié sous le banc, découvrant sa prothèse.

— Et là, tu vois quoi ?

Le Sioux ne se démonta pas.

— Je vois une femme malheureuse.

— Dis donc, tu es perspicace, Deux-Ours ! Tu as du flair — ha ! ha !

Son rire résonna dans son cerveau de bois flottant, provoqua une brève bouffée délirante : l'écho de sa voix courut sur la pelouse en direction des arbres et disparut dans les cimes… Un oiseau pépia dans la nuit. Après quoi, rien : Jane planait bien au-dessus des cieux.

Le homeless aussi se taisait adroitement.

— Tu es toujours là, Deux-Ours ? demanda-t-elle au bout du silence.

— Oui.

Quittant son délire psychédélique, Jane se tourna vers lui.

— Que dirais-tu d'une petite balade en ville ?

Il releva un sourcil.

— Où ça, tu veux dire dans le quartier ?

— C'est moi qui invite… Tu aimes ça, boire ?

— Hum… Toi aussi on dirait, non ?

— Pour toi, je veux bien faire une exception.

Un traitement de faveur. Un traitrement. Les mots aussi s'embrouillaient dans sa cervelle d'estropiée — il était vraiment temps de se bouger.

— Je veux bien t'accompagner dans un bar, concéda Deux-Ours, mais avec mon costume de poivrot, pas sûr qu'ils me laissent rentrer.

— J'en fais mon affaire ! s'écria Jane, dressant son index dans la nuit.

Un geste économe, un des rares qu'elle pouvait faire seule. Une vague euphorie la saisit, qui laissait le Sioux sceptique.

— Cesse de grogner, Deux-Ours, fit-elle en écrasant sa cigarette sous sa chaussure. Aide-moi plutôt à me lever…

*

Deux-Ours l'avait soutenue tout le chemin. Il puait un peu, mais le reste de la machine tenait la distance. Le brave avait parcouru les plaines dans une autre vie — sûr. Jane roulait des yeux, calée sous l'épaule du homeless, qui la ramenait à la lumière des réverbères. Ceux de Haight-Ashbury les attiraient comme les lampions d'une fête où personne ne vous attend.

Il y avait des fêtards, des gens qui rentraient chez eux, des touristes que taxaient les sans-abri de son genre.

— Tu veux aller où ? demanda-t-il bientôt.

— Où tu veux.

— Où je veux ? Mais je ne connais rien. Je suis pas d'ici.

— Non, convint Jane, tu es de Wounded Knee… Comme moi ce soir. C'est beau, non ?

Sa voix se voulait plus familière, mais Jane avait du mal à articuler. Le guerrier la portait depuis trois cents mètres, légère comme une plume avec sa jambe en moins.

— Alors ? demanda Deux-Ours, désignant les enseignes des bars.

Difficile de lire les noms. Jane laissa tomber.

— Le premier, là, dit-elle, avec la devanture rouge…

L'intérieur du bar était sombre et il n'y avait pas de portier ; ils se glissèrent sans encombre jusqu'au comptoir de l'Alembic, le plus petit bistrot de la rue Haight, à l'ambiance plus ou moins gothique malgré les Sex Pistols qui braillaient dans les enceintes. Deux-Ours nicha Jane sur un tabouret, jeta un œil curieux sur le décor pendant qu'elle rassemblait ses esprits.

— Salut, ça va ?! lança la barmaid. Qu'est-ce que je vous sers ?

Une punkette en jupe courte déchirée trônait derrière le comptoir ; elle portait des bas en pattes d'araignée, une dizaine de piercings et des tatouages aux couleurs étranges sous le spot violet qui éclairait le comptoir.

— Tu bois quoi ? fit Jane à son compagnon d'un soir.

— Je ne sais pas, comme toi, une bière…

— OK. Deux bloody mary, s'il te plaît.

Deux-Ours ne broncha pas. Il y avait un peu de monde, un couple d'amoureux imbibés qui se pelotaient à l'autre bout du comptoir, quelques touristes qui s'encanaillaient, un ou deux soûlards de service.

— C'est pas souvent qu'on me paie un verre, fit l'Indien.

— C'est parce que tu bois trop, Deux-Ours !

La punkette derrière le comptoir aussi avait l'air bien partie — elle faisait semblant de pisser dans les cocktails, pour la plus grande joie des amoureux. Enfin, leurs verres atterrirent à portée de main. Bonne idée d'avoir pris de l'argent : Jane déposa un billet de vingt dollars sur le comptoir humide, laissa le pourboire.

Ils trinquèrent.

— À la vie, Deux-Ours ! s'esclaffa-t-elle. À la vie qui fout le camp !

Ils burent une première gorgée, épicée, croquèrent les asperges vertes qui trempaient dans la vodka-tomate. Celle de Jane avait un sale goût d'ammoniac.

— Qu'est-ce qui t'est arrivé ? s'enhardit Deux-Ours. Pour que tu sois comme ça…

— Comme ça ? fit Jane en dressant sa prothèse. Bah, j'ai pris mon pied un jour où je n'en pouvais plus en le mettant dans un broyeur… Ou alors j'ai été amputée sur un champ de bataille. Ou je suis née comme ça : avec un bout de ferraille articulé au genou. Tu choisis.

— Je ne parlais pas spécialement de ta jambe, répondit-il d'un ton neutre. Je me demandais seulement comment quelqu'un comme toi pouvait se retrouver avec quelqu'un comme moi, dans ce bar, pourquoi tu erres la nuit dans les rues… Pourquoi je t'ai suivie.

Elle tangua un moment sur son tabouret imitation zèbre.

— Nos destins sont liés, Deux-Ours : c'est la nuit qui nous a réunis.

— Tu ne réponds pas, Jane, ou alors à côté.

Bien sûr.

— Parle-moi plutôt de toi.

Il soupira, comme si de vieux souvenirs lui remontaient.

— Il n'y a pas grand-chose à dire… Pauvreté, désœuvrement, alcool, chômage, fuite. À mettre dans l'ordre que tu veux… Mon histoire est tellement banale qu'elle ne vaut pas une ligne, dans aucun livre, ni même que je te la raconte.

Son élocution était hésitante malgré son haleine, sa lucidité encore intacte. Jane sonda son regard, il était triste et condamné comme son peuple, l'idée qu'elle s'en faisait. Que le diable les emporte, les Indiens massacrés de Wounded Knee, elle, sa prothèse, la dope. Jane délirait sur son tabouret.

— Tu as un métier ? demanda soudain Deux-Ours.

— Hum ?

— Je suis sûr que tu fais autre chose de ta vie que traîner dans la rue.

— Ah oui, releva-t-elle mollement, qu'est-ce qui te fait croire ça ?

— Ce n'est pas un endroit pour toi.

Elle se redressa sur son tabouret, ivre.

— Tu me mettrais dans quelle case : rebut ?

— Je t'ai déjà dit que tu étais belle comme tu étais, s'empourpra le Sioux.

— Comme j'étais, oui.

Jane descendit la moitié du bloody mary, Hanni El Khatib à plein volume. La barmaid tatouée alignait les shots au bout du comptoir, bien décidée à soûler à mort le couple d'amoureux. Jane se tourna vers le vagabond, qui méditait dans son cocktail.