Выбрать главу

Le Sioux avait modéré le débit, le temps de faire bonne figure sur les échafaudages géants du Nouveau Monde — la bonne blague. Le travail était affaire d'équilibre, ce qui dans son état relevait de la haute voltige, mais Sam avait du courage — à sa façon. Tomber d'une charpente métallique pour avoir répugné à se sécuriser ne lui faisait pas peur. « Bon débarras même ! », lançait-il le soir, bourré, à ses compagnons de vertige.

Les ouvriers dormaient dans des baraquements à distance des avenues touristiques, dans une banlieue morne où s'entassaient les précaires. Vegas, la ville du jeu. Le leur consistait à tenir en équilibre au-dessus du vide, à enfoncer les rivets géants à coups de marteau et à redescendre, cuits par le soleil, vivants. Après quoi, c'était la débandade — biture, herbe, héro, selon le degré d'ancienneté.

De toute façon, il ne fallait pas compter sur l'idée de trouver une fille, de bâtir une famille et d'acheter une maison à crédit. Vegas gardait ses strass pour les gogos qui venaient s'en payer une tranche, engraisser les mafias et les vieilles stars qui finissaient leur carrière ici, le visage refait souriant en grand écran sur les murs publicitaires de la ville, verrue au milieu du désert. Les gens comme eux, on les prenait et quand ils avaient servi, on les jetait.

Sam avait tenu le coup deux ans, jusqu'à la crise des subprimes. Jamais rien compris à ce truc mais, à partir de là, le château de cartes s'est écroulé : la construction des immeubles a brusquement stoppé, les hôtels à mille chambres, les maisons pavillonnaires à peine peintes, plus rien ne valait plus rien. Les bétonnières s'étaient tues, les mécaniques, les contremaîtres ; il ne restait que des grues les bras ballants, des fers à béton comme des épingles vaudoues sous un ciel de feu.

— Y a plus de boulot, les gars, et personne sait quand ça reprendra, avait prévenu le type qui les embauchait. Alors prenez vos cliques et vos claques : on vous sonnera…

Sam n'avait pas mis grand-chose de côté, de quoi voir venir une semaine ou deux. Tout avait été bu au casino. Il avait essayé de trouver un autre job, mais ils étaient des milliers jetés à la rue, ouvriers, valets, serveurs, gardes-chiourmes ; les promoteurs faisaient la grande lessive et c'était eux la crasse.

Déchu de pas grand-chose, Sam avait squatté une de ces maisons construites à la va-vite pour des gens à qui on avait fait croire qu'ils avaient les moyens de la garder, sans trop d'illusions. Tout le monde cherchait un travail, n'importe quoi, et là aussi il manquait de qualification.

Enfin, le squat lui permit de vivre à l'abri un moment, le temps que des milices privées le délogent manu militari. Retour cuisine, à l'envoyeur, sans poste restante.

Le choix dès lors était simple, le suicide ou l'alcool, mais, comme il disait, il ne savait même pas mourir.

La rue de nouveau lui tendait ses draps noirs. La rue qui salit sans cesse, qui pue, qui vous agresse à coups de tessons de bouteille quand vous dormez d'un sommeil de plomb, la rue qui vous engloutit en quelques jours et vous recrache en morceaux. Les caniveaux de Las Vegas suintaient le reflux après le passage de la crise et juraient franchement avec le carton-pâte des façades. En attendant des jours meilleurs, on vira l'Indien du décor — une grande spécialité wasichu…

Sam avait pris le dernier wagon, d'abord avec Manuel, un métayer mexicain sans-papiers qui s'était volatilisé du jour au lendemain, avant de poursuivre la route, seul… Les mois étaient passés, semblables aux trucks rutilants qui lui balançaient leur gasoil à la gueule le long de la highway. Ils le prenaient parfois en stop, ou en pitié. Sam s'en souvenait à peine. Kingman, Barstow, Bakersfield, il s'était laissé aller.

Nulle part s'appelait San Francisco. Une lente dérive vers l'ouest, le Pacifique si mal nommé, autre grand cassé du rêve américain. Sam avait atterri là comme on s'échoue, grossissant les rangs des milliers de homeless qui déambulaient, hagards, dans un downtown dont ils ne voyaient plus les tours.

Homeless : plus de noms, d'histoire, l'identité partie, chariots de feu dans les collines de la ville, tout au fond du brouillard, là-haut — quelque part.

Sam n'avait pourtant rien fait de mal, pas vraiment, ou qu'à lui-même. Le chaman lui avait dit qu'il finirait mal avec tout ce sang sur le visage. Ce qu'il était devenu, ce qu'il n'était pas devenu, tout se mélangeait en catastrophe dans sa tête. Il avait l'esprit à l'ombre, en prison depuis des siècles. La prison d'un être qui n'avait jamais été, ou alors sous forme de fantôme dans les livres d'histoire — les ancêtres toujours, qui le regardaient depuis les cieux, désolés et sévères. Sam avait perdu l'esprit, le Grand Esprit : il errait comme un spectre sur une plaine sèche, très loin d'ici…

— Qu'est-ce que tu dis ?

— Rien. Je suis devenu imprécis.

— Tu n'iras pas loin comme ça, mon gaillard !

— Voilà que tu causes comme le chaman !

Sam se parlait parfois, pour se tenir compagnie. Surtout quand la nuit tombait et que, comme tous les homeless de San Francisco, la peur remontait dans les veines, insidieuse. La ville était plutôt sûre le jour (on y voyait peu de flics et lui dormait) : c'est le soir qu'on pensait à demain, aux enfants, au passé, toutes ces conneries…

San Francisco.

Dans le sillage de leurs utopies, les hippies avaient surtout drainé un paquet de traîne-savates, de fumeurs de joint, d'allumés, de cinglés stratosphériques. Une révolution sous acide, qui n'avait pas duré : le gouverneur Reagan s'était chargé de faire redescendre tout ce beau monde de son perchoir. Pas question de payer pour les chevelus, les drogués, les couples qui se promènent à poil dans les transports en commun, les hommes qui se prennent par la main, les partouzeurs, les parasites sociaux, les rouges. Reagan avait vidé les hôpitaux et jeté à la rue une armée de fous, de malades congénitaux et de traumatisés, avant de leur déclarer la guerre. Amendes pour vagabondage, confiscation des couvertures données par les associations, fermetures des shelters ou doublement du tarif d'hébergement : les maires successifs avaient châtié tout ce qui traînait dehors. Qu'ils s'en aillent, qu'ils disparaissent sous terre — en vain : pour un retrouvé mort sous une bagnole, il en arrivait deux, d'on ne sait où.

Sam évitait d'y penser.

De penser.

Il avançait de toute façon comme les autres, au hasard, comme un putain de crabe aveugle trimbalant ce barda puant qui lui servait de chien.

Chinatown étant trop touristique, Sam avait opté pour Tenderloin, le quartier du centre-ville où les paumés de toutes espèces se retrouvaient pour mourir. Seulement le cimetière des éléphants n'existe pas. Les places sur le trottoir de San Francisco étaient chères et ce n'était pas l'herbe donnée sur ordonnance en pharmacie qui allait adoucir les mœurs.

« Je créchais près du Layne Hotel, un bouge miteux de Jones Street à l'angle d'O'Farrell, sur la terrasse d'un bistrot qui fermait le soir : le bois où j'installais mes affaires était moins dur que l'asphalte ; plus tempéré aussi. La journée, les défoncés dorment à l'ombre des bagnoles, les abris de bus, ils ne sont pas dangereux. C'est la nuit que sortent les zombis : anciens du Vietnam ou d'Irak, orphelins, maltraités, schizophrènes, débiles légers, ça déambule dès la nuit tombée ; aussi des groupes de femmes, celles qui souvent braillent le plus, des psychotiques jamais redescendus, des légumes confits et des ordures mouvantes, tête basse pour ne pas marcher sur un autre, une harde en haillons, à majorité noire… La vie chez les Wasichu… Un type a voulu me mordre la bouche une nuit, alors que je somnolais. Il n'a pas dit pourquoi. Tout ce qu'il voulait, c'était m'arracher les lèvres avec ses dents ; un vrai cinglé… Mais je me suis accroché à mon bout de terrasse, à ma réserve — ha ! ha ! — , sans céder un pouce de territoire. Pas mal pour un guerrier lakota évoluant en milieu hostile… Ça a duré jusqu'à ce que le gérant du Layne Hotel commence à en avoir marre de me trouver là le matin, avachi sur la terrasse du bar voisin. Paraît que ça fait fuir la clientèle. Le gérant s'appelait Suarez, un titan mexicain qui me réveillait à coups de savate en me traitant de sale ivrogne, de bon à rien d'Indien… Tu parles que je m'en foutais, anesthésié de l'intérieur. Les mots ne me touchent plus depuis longtemps, les coups c'est autre chose. Après quelques semaines de ce réveil, j'ai dû avoir une côte pétée, ou plusieurs, affûtées comme ces flèches dans la cage thoracique ; en tout cas, ça me faisait un mal de chien rien qu'en respirant… Les homeless du quartier ne me donneraient pas beaucoup de répit ; il fallait que je me refasse une santé, ou ils allaient me mettre en pièces… »