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Quand toutes les larmes de son corps furent taries, Jane était rentrée chez elle à pied sans parler de ce qui était arrivé à la fête. À personne. Ni à ses parents, ni aux gourdes qui lui servaient d'amies. Quelque chose s'était glacé entre ses cuisses, le fluide lui remontait dans le ventre, mais Jane était une bagarreuse dans son genre : elle ne resterait pas à Fresno, à attendre qu'un autre prenne la place, de gré ou de force, entre ses cuisses. Sa liberté serait sa vengeance. Le sexe, on verrait plus tard.

Jane avait quitté Fresno à dix-neuf ans, en bus.

Les parents n'avaient rien compris au départ précipité de leur fille, ni au fait qu'elle ne remettrait jamais les pieds dans leur ville de merde.

San Francisco était à trois heures de route : Jane avait débarqué avec deux cents dollars en poche, un guide vieux de cinq ans et un plan de la ville idoine. Elle avait trouvé une chambre meublée et écumé les lieux à la mode où les rencontres ne finissaient pas à six derrière les fourrés avec des bites entre les jambes.

Tout n'était pas rose à San Francisco, mais, deux ans après sa fuite, Jane prenait des cours de théâtre et gagnait sa vie comme mannequin de mode. Elle côtoyait des photographes, des journalistes, des artistes, les boutiques hype de Haight-Ashbury lui donnaient des fringues, il fallait marner pour payer sa part de loyer mais tout valait mieux que Fresno.

Jane habitait le quartier gay de Castro, une maison à étage qu'elle partageait avec Frank, un homo fou de cinéma porté sur la coco qui, en attendant de devenir producteur, se contentait d'être son ami.

À Fresno, et bien qu'on ne les vît pas, les homosexuels étaient des pédales, des tantes, des tarlouzes qui s'enculaient par la rondelle et en ressortaient plein de merde : ceux que Jane rencontra à San Francisco se montraient d'une liberté folle, cultivés et autrement plus drôles que les veaux dopés aux hormones qui avaient jalonné sa vie. Frank la sortait partout, l'habillait de manière extravagante, la conseillait dans ses lectures, Pygmalion désintéressé. Coqueluche d'un soir, volontiers vautrée sur les canapés avec un joint à la main et une foule de prétendants alentour, Jane gardait la tête sur les épaules.

Ce n'était pas un hasard si elle se réfugiait dans le giron des gays ; après l'épisode Carver, Jane avait gardé un froid polaire dans son corps. Mis dans la confidence, Frank l'avait encouragée à reprendre tout à zéro, garçon ou fille ça ne faisait pas de différence, ce qui comptait c'était le plaisir qu'on en tirait, n'est-ce pas ?

San Francisco avait ça dans la moelle malgré les lois qui se durcissaient, la gentrification des quartiers bohèmes et la pudibonderie réactionnaire de leur époque. Suivant les conseils de son ami, Jane avait essayé de faire l'amour, mais ça n'avait pas marché.

— Même avec toute la bonne volonté du monde ?

— Même.

Frank était désespéré : c'était bien la peine d'être belle comme un ange… Enfin, ils avaient foncé dans le tas avec toute la fougue de leur jeunesse, et tant pis s'ils se crashaient en chemin puisque c'était le leur.

Début de millénaire, sur Terre : les mafias coupant un peu plus la cocaïne pour la rendre accessible au premier gogo venu, San Francisco s'était retrouvée inondée de poudre à chiottes. Frank, qui consommait des dopes tous les week-ends, sniffait maintenant son gramme tous les jours. Puis deux. Ça le rendait con, arrogant, irritable, sans qu'il voulût s'en rendre compte. Jane, qui avait le nez dedans plus souvent qu'à son tour, était mal placée pour le lui reprocher.

Ils se réveillaient le midi avec des types inconnus au milieu du salon, des poufiasses ramassées on ne sait où, des parasites qui vidaient le frigo. Les objets avaient commencé à disparaître. Puis leur amitié désintéressée.

— Tu me fais un trait, j'ai plus rien…

Frank n'était plus qu'un nuage de poudre, que Jane traversait entre deux prises de vue. Leur amitié se dégradait, il suffisait de voir Frank. La coke lui avait volé la vedette.

Jane remplaça la cocaïne par les pilules, comme si cela pouvait changer quelque chose, traîna dans les clubs rock où on les trouvait — acides, speed, ecstasy… C'est dans une de ces salles de concert qu'elle entendit pour la première fois Blood, un groupe d'Oakland mené par deux frères. Ce fut le coup de foudre. Pour la musique — du garage postgrunge revisité par les frangins — mais surtout pour Jeff Whiteboon, le chanteur guitariste.

Jefferson avait la beauté tragique de Buckley, le jeu de scène de Greenwood (Jonny), un brin de férocité en plus. Son frère Bryant martelait la batterie comme s'il voulait la tuer, et puis c'était tout — tout l'amour du monde dans leurs yeux quand ils se croisèrent au bar, après le concert.

— Salut belle gosse.

— Salut…

Pour une fois, tout était simple.

Jefferson et son frère Bryant étaient originaires d'Oakland, le fief originel des Black Panthers : le contact avec les dissidents et leurs enfants les avait politisés, ils espéraient que leur musique serait à la hauteur de cette colère légitime, qu'un sang noir et rebelle coulait aussi dans leurs veines blanches et, par extension, dans leurs notes — pour eux la même chose.

Jefferson en parlait avec tant de conviction qu'il apporta à Jane ce qui lui manquait : la hargne.

Le sperme de Carver refluait toujours entre ses cuisses, elle se perdait dans la dope pour oublier qu'elle avait dû s'essuyer avec des feuilles arrachées aux arbres du jardin, s'enfuir en larmes et jambes serrées, oublier que ce salaud n'avait peut-être même pas conscience d'avoir commis un viol, que ces putains d'images la hantaient toujours… Blood : un beau programme.

Jane et Jefferson mélangèrent le leur, si bien qu'ils ne se quittèrent plus — à quoi bon.

Jeff était sauvage et doux.

— Exactement ce qu'il me fallait, expliqua-t-elle à Frank.

Le nez dans la poudre, son ami homo comprit qu'elle le quittait. Il ne fit pas d'esclandre, juste une autre ligne…

Jefferson et Jane avaient fait l'amour ce soir-là dans l'appartement de Mission qu'il partageait avec son frère ; Bryant ayant eu la délicatesse de se soûler au bar du coin, ils s'aimèrent en silence dans une chambre encombrée de guitares, le corps plein de caresses et d'odeurs, puis recommencèrent, pour voir. Jane riait. C'était parti.

Ils s'installèrent, aménagèrent, s'organisèrent. Jeff et Bryant écumaient les clubs du Grand Ouest, ramassaient à peu près de quoi vivre ; Jane courait de ses cours aux castings sans trop changer ses habitudes. Mais pour que leur équipe à trois marche, il fallait serrer les vis.

— On n'a pas les moyens de se payer de la dope, avait prévenu Jefferson, parlant au nom de son frère, si j'étais toi, je laisserais tomber.

Jane n'avait rien dit de son addiction et, sur le coup, n'avait même pas cherché à nier — belle preuve de lucidité, qui ne pouvait que l'amener à décrocher. Ce qu'elle fit.

Leur première année ensemble fut merveilleuse, la seconde comme une comète. Le bonheur ne se résumerait pas à un claquement de doigts et Jane comptait en profiter.

— Dis donc Jeff, avait-elle dit un jour, tu ne voudrais pas un enfant par hasard ?

— Si, rétorqua-t-il, bonne idée.

Jane l'avait regardé intensément (il bricolait ses cordes, assis sur le lit), attendant un complément, un commentaire quelconque, qui ne vint pas. Il lui avait lancé un clin d'œil concupiscent.

— On commence quand ?

Petit malin…

Jane y avait mis du sien : un petit garçon était né treize mois plus tard, Duane, en hommage au grand-père Whiteboon, un sacré farceur d'après les frangins. La musique et la politique avaient remplacé la dope, Jane décrochait quelques contrats comme modèle et pouvait faire l'amour sans la bande de Carver en CinémaScope.