Выбрать главу

DEPUIS L’OBSERVATOIRE DU COMTE DES NUAGES

L’« atelier », c’est la vigie du musée. Jérôme, qui occupe le poste de directeur général, c’est-à-dire numéro deux du musée, aime y venir, pour penser, pour regarder, pour discuter avec des conservateurs à l’abri des indiscrétions. Pour lui aussi, l’avantage de ce musée, c’est que c’est une famille, où tout le monde se connaît bien.

Dans l’équipe, tous s’appellent par les prénoms, à l’américaine — et on se tutoie assez peu : Stéphane, c’est le président — il était dans le bureau du président de la République quand l’idée est née, il a su lui donner corps, il l’a fait sortir de terre, c’est plutôt rare dans l’administration — ‚ Yves, le directeur scientifique, veille sur les collections et le patrimoine, mais il y a aussi Hélène, qui s’occupe de toute la « production culturelle », Nathalie, de la communication, Marine qui était amie de Jacques Kerchache, l’inspirateur des salles du Louvre, ou Sylvie, l’assistante du président qui voit passer tout le monde et s’amuse beaucoup. Sylvie, comme Hélène, comme Dominique, la moins conservatrice des conservatrices, sont là depuis l’époque héroïque de la « préfiguration ». Il y avait Martine, alors, qui créait le service du mécénat, avant même le début du chantier. Martine n’est plus de ce monde. Suspendu dans les hauteurs du bâtiment, comme un nuage flottant au-dessus du plateau des collections, ce petit espace d’exposition, l’« atelier », porte son nom.

Quand on se penche, on voit les œuvres autrement, on regarde circuler les visiteurs. En ce moment y sont accrochées des photographies japonaises. Le comte Masanao Abe, né en 1891, mort en 1966, a passé quarante années à photographier et à filmer les nuages sur le mont Fuji. Ses instruments scientifiques sont là, sa longue-vue sur pied suffit à donner à ce perchoir l’allure d’un gaillard d’arrière de jonque de la fin du XIXe siècle, à côté de ses chapeaux melon et de ses albums de clichés, avec des agrandissements aux gris et aux noirs profonds. Certains, à l’époque, étaient encadrés : le comte Abe savait qu’on ne photographie pas la montagne sacrée sans penser à la série des Vues du mont Fuji d’Hokusai. Devant le Fuji, tout travail savant se métamorphose en œuvre d’art, et ces merveilleux nuages sont devenus une sorte de poésie en prose.

Jérôme voulait voir son président seul à seul. Laure, la jeune Canadienne, est venue le trouver tout à l’heure, au bord des larmes, pour lui parler d’un vol, survenu la veille. Un vol inexplicable. Un document qui s’est volatilisé.

Il est onze heures du matin. Les premiers visiteurs arrivent. Ils vont entrer. Mais ils mettront bien dix minutes avant d’accéder à l’exposition sur le comte Abe. Stéphane monte l’escalier quatre à quatre.

« Rien ne disparaît ici, Jérôme, soyez rassuré. Vous avez vu le catalogue de la vente Mallarmé, chez Sotheby’s ? J’ai pris un téléphone, j’ai repéré un grand papier de Villiers de L’Isle-Adam, mais j’ai bien peur que ça n’excède mes moyens…

— Moi‚ vous savez, je rêve d’une lettre de Proust, et je crois bien que je vais devoir attendre quelques années. Je veux vous parler d’un problème grave. Hier…

— Arrêtez de vous inquiéter. Un document sur parchemin, de la Renaissance, avait été glissé dans une enveloppe perdue dans les albums de photos de plages du prince Bonaparte, Laure et Eudes sont tombés dessus par hasard.

— Vous êtes déjà au courant. Bah, c’est pour ça que vous êtes le président…

— Élémentaire, mon cher ! Pour entrer dans la salle de prises de vue, il faut un badge, le coupable est donc parmi nous. Et il, ou plutôt elle, est venu se dénoncer dès la première heure. Je n’ai aucun mérite. Rien n’a été pris. Dominique, vous savez comme elle est, en conservatrice zélée, était passée voir si tout allait bien et si Eudes serait disponible ce matin pour faire des photos de l’installation de l’exposition “Voyages de l’autre côté”. Elle n’a trouvé personne. Elle est tombée sur ce fameux document qui se trouvait sur la table. Elle a commencé à le lire. Elle n’en croyait pas ses yeux…

— Elle n’aurait jamais dû l’emporter.

— Vous n’imaginez pas ce que c’est. C’est la pièce la plus rare et la plus importante découverte depuis cent ans. Enfin‚ c’est ce qu’elle m’a dit. Elle s’emballe souvent, mais‚ cette fois, je pense qu’elle a raison.

— Donc, ce cahier de parchemin…

— Je l’ai ici, avec moi, dans mon cartable. Vous voulez voir ? Ce n’est pas de Proust, mais ça vaut quand même la peine. L’écriture a été retranscrite au XIXe siècle, sur des feuillets qui se trouvaient dans l’enveloppe. Je ne parle pas l’espagnol. Vous oui ?

— Non plus. »

Au mur, le mont Fuji était entouré d’une spirale de brumes, sous un ciel légèrement pommelé. Le président du musée ouvrit son porte-documents avec délicatesse. Il partageait avec son bras droit la passion des livres anciens, avec une préférence pour la littérature de voyages.

« Si vous avez besoin de quelqu’un qui parle espagnol, je peux peut-être vous aider. »

La jeune fille qui venait de prendre la parole avait dû entrer avec la première poignée des visiteurs du matin. Ils la regardèrent avec étonnement. Elle était un mélange d’Alice au pays des merveilles et de Zazie dans le métro.

UNE SCÈNE DE PLAGE À LA FIN DU XVe SIÈCLE

« Ces pages sont de la main même de l’Amiral, elles ne figurent pas dans le journal que moi, Bartholomé de las Casas‚ j’ai recopié et publié. Il les conservait à part et c’est ainsi qu’elles doivent demeurer. Il y parle de sa toute première rencontre avec les Indiens.

« J’arrivai alors devant une large étendue de sable d’un blanc pur, que je n’avais jamais vue, au bord de la mer. Immédiatement après commençaient des buissons et une dense forêt qui semblait aller jusqu’à la base des montagnes. J’étais seul et j’avais ce jour-là laissé mes compagnons pour explorer à pied le littoral. J’avais beaucoup de curiosité de ce que j’allais y trouver. Je me demandais si dans les arbres je trouverais des espèces d’oiseaux que je n’avais jamais vues et je fis très vite une première découverte. Je remarquai‚ à côté d’un bosquet de pins‚ une sitelle qui ne ressemblait en rien à celles que je connaissais, elle avait les plumes gris et bleu, et la partie inférieure de son petit corps était d’un blanc sans éclat, alors que ces oiseaux ont d’ordinaire le bas de l’abdomen jaune et éclatant. Tandis que je montais au plus haut des arbres pour voir si je ne trouverais pas un nid, deux hommes armés d’arcs apparurent. Ils étaient presque entièrement nus et semblaient sauvages. Leur langage ne se comprenait pas et je dus observer leurs gestes, indiquant qu’ils m’invitaient à venir avec eux, ce que je fis, si grande était ma curiosité de ces chasseurs du bord de la mer qui ne semblaient pas occupés à pêcher. L’un d’eux portait un collier et fumait une sorte de pipe sculptée dans du bois foncé. Ils me firent découvrir leur campement, composé de huttes et d’abris qui étaient pour certains sur le sable le long de la côte, pour d’autres dans les rochers qui se trouvaient là, dans un lieu où la mer vient presque lécher la montagne. Ils avaient ainsi à la fois une protection et une cachette. Dans une des grottes, ils me firent admirer deux grands canoës sculptés dans des troncs‚ qui avaient dû prendre si longtemps la mer qu’ils étaient devenus semblables à de la pierre, il fallait dix hommes pour les porter et trente hommes pouvaient sans doute monter à bord. Ce sont leurs caravelles. Il ne se trouvait là pourtant que deux familles, avec une dizaine d’enfants, des femmes qui s’occupaient à piler des graines et à faire cuire des poissons. Ils me firent fête et bon accueil. Je goûtai de leur repas, et je leur montrai par des gestes que je trouvais cela fort bon. Je me demandais si les hommes et les femmes qui vivaient dans ces anfractuosités et sur cette grève avaient déjà eu des contacts avec leurs semblables. Ils semblaient vivre entre eux, dans une harmonie digne des premiers âges, et ignorés de toutes les puissances.