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« Dans les jours qui suivirent, sans en parler à personne, je pris l’habitude de venir voir ces étranges marins. Ils étaient fiers de me montrer comment ils fabriquaient leurs bateaux, et tout ce qu’ils pouvaient en faire. J’appris quelques-uns de leurs mots. Je sus dire « fils » et « fille », je compris qu’ils voulaient me parler des pères de leurs pères, qui semblaient avoir fabriqué le plus grand et le plus ancien des esquifs, celui qu’ils cachaient au fond de la plus secrète de leurs grottes. Je voulais savoir s’ils avaient des bijoux, de l’or, des perles, mais aucune de leurs femmes n’en portait. Leurs richesses ne consistaient qu’en de petites pierres sculptées, où l’on reconnaissait des visages, mais ce n’étaient ni des idoles ni des dieux païens, car ils ne les adoraient pas. Ils possédaient aussi des spatules en bois, avec lesquelles ils se faisaient vomir, avant de se placer sur des sièges, qu’ils me montrèrent, et où ils s’installaient pour fumer des herbes sèches en tenant des propos que les autres écoutaient avec respect. Je ne sais pas trop à quoi servaient ces étranges cérémonies auxquelles j’assistai plusieurs fois quand ils comprirent que je ne leur voulais point de mal et que j’étais désireux d’apprendre leurs mœurs.

« Ils me parlèrent alors du long chemin qu’ils avaient suivi. La nuit, ils me montraient les étoiles, et je pensais qu’ils avaient pu être aussi savants que nos hommes de Palos pour s’en servir afin de diriger leurs embarcations. Ils n’avaient pas de cartes, mais parlaient avec abondance, en me faisant comprendre qu’ils avaient passé plusieurs lunes à naviguer. Peu à peu, je compris quelques mots simples de leur langue, qui ne ressemblait à aucune des nôtres. Je n’en parlai à personne car je ne voulais pas qu’un autre que moi pût comprendre leurs secrets. Je me liai alors avec la fille de celui qui me parut être le chef, elle voulait conclure avec moi une sorte de mariage. Je me laissai faire, pensant que j’allais bientôt disparaître au loin, ne plus les revoir, et que c’était pour moi le moyen d’apprendre d’eux les routes, le nombre de jours de mer, et les courants. Ils avaient été autrefois plus nombreux et ceux qui restaient vivaient dans le regret des âges de leurs pères.

« Moi qui étais parti seul, dans le simple but de découvrir des oiseaux, voilà comment je trouvai tout un petit peuple et manquai de m’en faire une famille. Je les quittai à regret, comme les gens les plus aimables que j’eusse jamais rencontrés, très intrigué par ces hommes qui semblaient n’avoir jamais vu personne d’autre que les leurs, et qui m’avaient fait un accueil si simple et si bienveillant. Je ne sais s’ils honoraient un dieu, je ne leur parlai pas du Christ, réservant ces sujets pour le moment où ils n’auraient plus du tout peur de moi. De tous les voyages que je fis ensuite, je puis dire qu’aucun ne m’apprit autant que les quelques jours que je passai dans ces rochers à faire l’apprentissage des coutumes de ce petit peuple qui semblait oublié du Seigneur depuis les premiers jours de la Création. »

« Premiers Indiens qui s’offrent à Christophe Colomb ». Gravure en taille douce, au trait carré. Dimensions du montage : 16,5 × 22,3 cm. Dimensions du tirage : 12,4 × 17,6 cm. Photo © musée du quai Branly.

OÙ L’ON PARLE DE TOUT SAUF DES SITELLES

Ce soir, le vernissage de l’exposition « Voyages de l’autre côté » marquera une date dans l’histoire du musée. Ce sera le premier grand événement de cette décennie. On a rassemblé tous ceux qui‚ depuis le début‚ ont participé à l’aventure. Le président du musée a l’intention d’y annoncer, devant les médias, qu’on a retrouvé les seules pages manuscrites connues de Christophe Colomb, un récit où il évoque son premier contact avec les Taïnos, probablement à la fin du mois d’octobre 1492, lors d’une exploration le long de la côte, faite à pied, tandis que ses marins étaient restés à bord de leurs navires — un très beau texte. La première page de littérature consacrée à l’Amérique, avec de surcroît une description d’une cérémonie traditionnelle : un trésor.

Alina a été invitée — avec l’oncle Juan, la tante Augustine, le cousin Arthur et sa petite amie, Jane. Elle a su garder le secret. Sa traduction, improvisée au milieu des nuages du mont Fuji, avait été bien sûr améliorée par Dominique, mais elle avait été la première à lire mot à mot le texte du grand Cristóbal. À son âge, détenir une révélation qui va faire la une des journaux, et surtout posséder, pour un petit exposé de rien du tout, des informations que personne au monde ne détient, cela demande beaucoup de maîtrise de soi. Elle n’a pas téléphoné à Gijón, ce n’est pas l’envie qui lui manque. Elle a juste raconté l’exposition à tout le monde, son vocabulaire s’est étendu, elle connaît « cartel », « mise à distance », « spatule »… Elle exulte. Elle a invité Arthur et Jane aux Deux Abeilles avec son argent de poche pour fêter cela, elle est encore, au fond d’elle-même, une petite fille qui aime les gâteaux — alors que sa cousine Madeleine est passée aux légumes bio et fait déjà des régimes absurdes. Avec Arthur, qui boit des bières et se goinfre de chocolat, Alina se sent mieux qu’avec elle, finalement.

Dans le bureau du président Martin, l’arrosage automatique du mur végétal se met en marche. Tout le monde vient de se taire. Il a réuni autour de la table ceux qui doivent jouer un rôle actif dans cette journée historique.

Six bureaux seulement bénéficient d’un mur végétal intérieur, c’est une source infinie de conversation : « Reconnaissez que c’est mon mur qui est le plus beau, mes feuilles sont plus brillantes, non ? Il s’était assoupi, c’est normal, pendant l’hiver, mais là il redémarre. Je verse ma théière sur la terre tous les soirs, c’est mon secret… » Quand le vaporisateur se déclenche tout seul au milieu d’une conversation, les visiteurs qui n’ont pas l’habitude se taisent d’un coup. Ce jour-là, il n’y a que des avertis, nul n’y prête attention.

« Je vais faire intervenir cette petite fille, Alina, qui a traduit le document la première. Elle a treize ans, et pas dix, mais ce n’est pas bien grave, elle va symboliser la génération qui a grandi avec le musée.

— Vous voulez vraiment, dit Jérôme, centrer votre allocution sur la redécouverte de ce document ? Vous ne craignez pas que tout le monde soit surpris de nous voir faire l’éloge de Colomb ?