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« Tu sais qu’ils parlent d’installer une paroi moulée en béton, tu as déjà entendu parler d’une paroi moulée, ça coûte très cher…

— Peut-être, mais c’est pour protéger de la crue, toujours possible, ça va nous mettre à l’abri nous aussi, ma chérie.

— Tu parles, la crue, qui tarde un peu d’ailleurs, ça fait plus de cent ans maintenant que la Seine est parfaitement calme, on est au dernier étage, que veux-tu que ça nous fasse, je suis certaine qu’elle va contourner leur paroi moulée, qui empêchera ensuite les eaux de s’évacuer. Je regarderai cela de ma fenêtre avec intérêt. Évidemment, j’imagine que les réserves sont au sous-sol. Et le silo transparent avec les instruments de musique si fragiles, tu l’as vu sur leur maquette, il va se transformer en château d’eau, je vois ça d’ici… Faire une jolie maquette pour berner le client, tu sais, c’est un métier, on a tous appris ça…

— Tu es contrariée de naissance, rien ne trouve grâce à tes yeux. On va avoir des expositions formidables, un jardin…

— Arrête de réciter leur baratin, j’ai l’impression d’être dans une de leurs fameuses “réunions d’information des riverains”. Ils nous prennent pour des imbéciles. »

Alina est impatiente de découvrir tout cela, et c’est sans doute en prévision de ce long séjour à Paris qu’on lui promettait depuis qu’elle était toute petite qu’elle a voulu faire du français sa matière forte. La cousine Madeleine est très amusante, elles sont toutes les deux dans la même classe. Alina se sent encore une petite fille en comparaison d’elle. Certains soirs, elle regrette la vie de Gijón, les bons dîners en famille et les amis de sa classe à qui elle envoie des messages tous les jours pour raconter ses découvertes. Elle pense à Cristóbal. Elle aimerait qu’il puisse venir pour les vacances.

Depuis le mois de septembre, elle s’applique, dans son petit collège, à deux pas de la tour Eiffel, pour être dans les meilleurs. Cette semaine, le professeur d’histoire lui a donné un exposé à préparer sur Christophe Colomb. Il a dû se dire : une jeune Espagnole, c’est parfait pour raconter les caravelles, l’amiral de la mer océane, l’épopée de 1492. Il lui a prêté des documents, dont une brochure qu’il a dû acheter pendant ses vacances : le musée en plein air de Palos de la Frontera, en Andalousie, un musée sur l’eau où sont reconstituées la Santa María, la Pinta et la Niña, comme si elles étaient prêtes à partir pour le Nouveau Monde.

Alina connaît Palos, elle a de la famille là-bas du côté de sa mère, mais elle n’a jamais visité les navires ; son père dit que c’est une attraction pour les touristes. Le professeur, qui semblait avoir beaucoup apprécié son séjour, lui a expliqué comment les trois frères Pinzón, amis de Colomb, du moins au départ, venaient de cette minuscule ville de Palos et avaient armé les bateaux, et comment à Moguer, la bourgade voisine, ils avaient recruté des marins. Il a employé une expression qu’Alina a notée dans son carnet, pour demander à tante Augustine de la lui traduire : « des gens de sac et de corde ».

Son professeur d’histoire lui a récité un poème écrit par un noble espagnol qui vivait à Paris au XIXe siècle, José Maria de Heredia, « Les Conquérants », en lui disant que c’était un classique en France, « dans les bonnes écoles » : « Fatigués de porter leurs misères hautaines, de Palos de Moguer, routiers et capitaines… »

Mais Alina a d’autres idées. Son père, qui enseigne le droit à l’université, et qui s’intéresse à tout, lui a toujours parlé de l’époque des navigateurs avec beaucoup de nuances et de circonspection. Elle n’est qu’en troisième, mais elle a bien compris que, pour les Français, les Espagnols sont tous un peu « fatigués de porter leurs misères hautaines ». À la maison, on lui a raconté la véritable histoire de la Conquête. Colomb, elle le connaît depuis toujours : un menteur, qui a prétendu qu’il avait été le premier à apercevoir la terre pour toucher la prime, et qui avait ramené des « indigènes » avec lui comme s’ils étaient des perroquets. Elle ne l’aime pas du tout. Son oncle Juan, pour le plaisir de contrarier à nouveau sa tante, lui a dit qu’elle trouverait dans le fameux musée tous les éléments nécessaires pour préparer un exposé qui allait étonner la classe, et d’abord son professeur. Elle a accepté pour une raison évidente, qu’elle n’a dite qu’à sa cousine : elle va pouvoir écrire « Cristóbal » au moins trente fois dans son cahier.

Son oncle lui a dit qu’il faut qu’elle regarde bien, du côté de la Seine, il y a de petites boîtes, qui renferment des collections venues de tous les peuples du monde. Mais la Seine ne ressemble plus à la Seine, elle imagine un fleuve d’Afrique ou d’Amérique, elle se perd un peu, même si elle a repéré le côté où se trouve l’entrée, dans laquelle les premiers groupes se sont engouffrés. Ce jardin lui plaît, et ce musée sans grande porte, sans fenêtres, sans balcons, elle rêve que c’est une immense falaise, quelque part en Afrique, ou les ruines d’un palais en Amérique, au Mexique, avec de hautes terrasses.

Ce qu’elle doit chercher ce sont les Taïnos, mais son oncle n’a pas su lui dire s’ils avaient leur boîte à eux. Elle veut tout connaître de ce petit peuple, les premiers hommes d’Amérique découverts, et qui étaient bien tranquilles avant Christophe Colomb et les « routiers » de Palos.

Il fait beau. Elle s’est assise, seule, sur des gradins en plein air, qui forment comme un théâtre, devant un mur de verre. Colomb, c’est un homme qui a eu de la chance. Si ça n’avait pas été lui qui avait découvert le nouveau continent, cela aurait été n’importe qui d’autre. Elle a envie de surprendre toute la classe et de faire son exposé à l’envers, de « contrarier » le sujet qu’on lui a donné : elle va leur parler des Indiens, elle va décrire ceux que Colomb a trouvés sans comprendre qui ils étaient. Elle va montrer ce qu’était leur culture, raconter la vie de leur peuple. Son oncle lui a dit qu’il y avait même une bibliothèque ouverte à tous, y compris aux élèves de troisième. Elle a noté le nom, qu’elle trouve étrange, dans son carnet : « Salon de lecture Jacques Kerchache ». Oncle Juan lui a parlé aussi d’un fauteuil en bois sculpté, qui aurait été celui de l’amiral Colomb, un chef-d’œuvre de l’art taïno. Il n’est plus très sûr de l’avoir vu là, mais il existe.

À cet instant, alors qu’elle allait se lever pour prendre place dans la file d’attente, l’immense vitre qui se trouvait en face d’elle est devenue transparente. De l’autre côté, une grande salle vide, avec des gradins, qu’elle n’avait pas soupçonnée, s’est allumée. Des danseurs et des danseuses sont entrés, portant des marionnettes au bout de longues perches. Ils ont commencé à s’incliner, à se croiser, à faire des figures géométriques. Cela a attiré quelques promeneurs, qui se sont assis à côté d’Alina. Puis un groupe d’enfants est venu, avec une dame plus âgée qui a dit : « Ils répètent le spectacle de ce soir, venez tous, on n’a pas la musique, mais on les voit. » Du coup, l’entrée s’est trouvée dégagée, Alina s’est faufilée, elle n’a pas de temps à perdre avec des marionnettes, même très bien faites. Elle est venue pour faire une vraie recherche, elle.