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Elle trouvera sûrement au musée des gens pour la renseigner un peu mieux. Sur son carnet, elle a écrit un mot en grand, comme un talisman : Taïno.

L’ÉTUDIANTE ACADIENNE ET LE VIEUX PHOTOGRAPHE

« Taïno ! Tu sais que ça a été le mot magique, tout est parti de là. Aide-moi à régler la lumière, je crois qu’il faut qu’on refasse la photo précédente, on est à la limite du flou.

— Taïno ?

— C’était en 1994. On ne t’a pas raconté ça à l’université de Montréal ?

— Tu sais, Eudes, quand ce musée a été inauguré, j’avais quatorze ans. Ce qui s’est passé avant, c’est du paléolithique…

— Tous les musées du monde en 1992 avaient voulu célébrer l’anniversaire de la découverte de l’Amérique. La France, Paris en particulier, n’avait rien fait. Le maire, Jacques Chirac, a eu une idée : il a ouvert le Petit Palais à la première exposition consacrée au peuple des Antilles qui a été balayé par la Conquête. Quatre-vingts objets, pas plus, qui souvent étaient oubliés dans les grandes collections parce que ce sont des pièces parfois minuscules, mais rarissimes. Bien mises en scène, elles étaient comme des apparitions magiques. Les Taïnos étaient des artistes, ils entraient aussi en communication avec les puissances de la terre. Ça a été un succès incroyable. Chirac est devenu sympathique, on voyait sa marionnette à la télévision, en pyjama, qui lisait à sa femme, dans leur lit, le catalogue des Taïnos. Trois ans plus tard il était élu président de la République…

Le pavillon des Sessions, antenne du musée du quai Branly au musée du Louvre. Photo © musée du quai Branly / Cyril Zannettacci.

— On le connaît bien, chez nous, dans ma belle province d’Acadie, Jacques Chirac ! Tu ne vas pas me faire croire que c’est parce qu’il y a eu une exposition Taïno…

— Qui sait ? Ne mésestime pas les pouvoirs des sculptures. Ce qui est sûr c’est que, s’il n’était pas devenu Président, ce musée n’existerait pas…

— Là je connais la suite, l’installation des œuvres d’Afrique, d’Asie, d’Océanie et des Amériques au Louvre, de grandes salles blanches et lumineuses dans ce qui s’appelle le pavillon des Sessions et que les conservateurs, qui n’en voulaient pas, avaient rebaptisé le “pavillon des concessions”. Puis le chantier du nouveau musée, l’inauguration…

— Tu crois que ça va marcher cette expo “Voyages de l’autre côté” ? La conservatrice commissaire, Dominique, est un gage de qualité, mais je n’ai pas bien compris de quoi ça parle…

— Substances hallucinogènes et illicites chez les peuples du monde entier, ma petite Laure, des champignons magiques aux tisanes des chamans, je te prédis le succès ! »

Dans les sous-sols, une grande pièce nue, avec des lampes, une table et des parasols blancs, est réservée aux prises de vue. Pour entrer là, il faut d’abord avoir le bon badge, sans quoi l’ascenseur vous éjecte au rez-de-chaussée, puis franchir un guichet où deux agents surveillent tout en permanence. Laure sourit, pour le plaisir, à la caméra qui se trouve au-dessus de la porte, braquée sur l’entrée des réserves.

Pour aller chercher les œuvres à photographier, il faut utiliser le système de reconnaissance des empreintes digitales qui déverrouille une des grandes salles carrées constituant les réserves. Côté Seine, le mur est impressionnant : c’est la paroi en béton qui protège le bâtiment d’une éventuelle crue et qui résisterait à tout. En bas du mur court un fil bleu, le détecteur d’humidité. La dernière crue, c’était en 1910… Laure aime bien cette atmosphère de centrale nucléaire.

Elle est contente aussi d’avoir le temps d’écouter Eudes Leblanc, le vieux photographe. Il travaille pour le musée depuis le début, il n’imagine pas de pouvoir un jour prendre sa retraite et personne au musée ne songe à faire appel à quelqu’un d’autre que lui. Quand bien même Laure, à la bibliothèque de l’université, à Ottawa, voyait mentionné, dans les légendes des illustrations : « cliché : droits réservés — Eudes Leblanc », elle n’avait jamais pensé que c’était un homme qui existait vraiment, ni que ce grand dadais à cheveux gris et fines lunettes la prendrait en affection.

Rien n’est plus répétitif que la « numérisation des collections », tâche essentielle dans un musée. En dix ans, on pouvait imaginer que tout avait été photographié, des images ayant été mises en ligne par milliers. C’est ce qu’elle croyait. Elle oubliait les nouvelles vagues d’acquisitions, les photos qui servent aux constats d’état des œuvres prêtées à des expositions, l’immense collection de livres anciens, de catalogues de ventes annotés, qui sont des documents uniques, les séries de photographies produites depuis plus d’un siècle par les voyageurs et les ethnologues en mission.

Laure, afin de financer ses études — elle est en thèse d’ethnomusicologie, avec une spécialisation africaine —, travaille quai Branly depuis deux mois. Une routine qui ne lui déplaît pas. L’avantage, c’est qu’elle peut accéder comme elle veut au « silo » : ce tube de verre qui protège les instruments de musique, et que les visiteurs regardent, dans la pénombre, quand ils entrent au musée. Tous les matins, elle y travaille, avec les conseils de la conservatrice de cette collection, ensuite elle avale un sandwich au Café Branly, et, l’après-midi, elle retrouve « son » photographe. Elle suit l’inventaire numéro par numéro. Il fait des images, elle s’occupe ensuite de les indexer avant que le service informatique ne les mette en ligne. C’est du tricot.

Eudes sait absolument tout du petit monde des « arts premiers ». Il n’emploie d’ailleurs jamais cette expression que les journalistes affectionnent dès qu’il s’agit du musée. La plupart des pièces qu’il prend en photo datent du XIXe et du XXe siècle et ne sont « premières » que parce que le sentimentalisme bête des Européens les voit comme ça. Eudes parle d’art africain, d’art océanien, d’art des Philippines ou de la Jamaïque, et, quand il veut donner un peu d’emphase à ses récits, il dit : « Ces arts lointains, selon l’heureuse formule du critique Félix Fénéon… » Eudes était là quand le président de la République, ici, dans ce musée qu’il a souhaité, a employé ces mots en complétant avec élégance : « Ces arts lointains qui nous sont désormais devenus si proches… »

« Ça je peux te dire que j’en ai été proche ! Toutes les œuvres du musée je les ai eues entre les mains. Certaines avant même qu’elles n’entrent dans les collections. Il n’y a que du vrai, ici. C’est pas le cas partout. Quand j’ai commencé, j’étais le seul, je n’y connaissais pas grand-chose, mais ça me plaisait. J’ai fait des photos pour les plus grands collectionneurs, à Genève, à Londres, à New York, au moment de l’ouverture des nouvelles salles du Metropolitan, en 1982…

— Ça ne t’a pas empêché de travailler pour les grandes maisons de ventes ?

— J’ai fait leurs plus beaux catalogues !

— Au fond, tu es comme un photographe de gâteaux, tu sais, pour les magazines gastronomiques, il faut savoir éclairer, trouver ce qui va faire saliver…

— Un peu de respect ! J’ai le droit de te dire que j’adore ton accent québécois ?

— Tu connais les “suggestions de présentation”, tu sais, celles qu’on met en photo sur les surgelés ?

— Tu n’arriveras pas à me fâcher. Si je racontais tout ce que je sais, tout ce que j’ai vu, telle statuette que j’ai photographiée trois fois, d’abord en bois nu un peu triste, comme si elle venait d’être sculptée, une seconde fois avec le bois ciré, bien brillant, une troisième fois recouverte d’une épaisse patine sacrificielle d’apparence très ancienne, la preuve qu’elle avait bien été utilisée en Afrique dans une cérémonie cultuelle et culturelle, tu parles, c’est le prix de vente qui avait été multiplié, par trente ! Pas de ça ici. Mais bon, aujourd’hui, on n’a pas de chance, faut bien faire son métier, pas bien folichonnes ces photos…