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— Tu crois ? On n’a pas tout à fait fini…

— On a droit à une pause. On y va à pied, on traverse les jardins du Trocadéro, on sera de retour au travail vers dix-neuf heures, au moment où ce sera le moment de partir. Je n’en peux plus des plages corses. Laisse tout sur la table. On reprendra demain, on retrouvera tout en l’état, ne t’en fais pas. Bloody Mary ou Manhattan ?

— Je vois que tu n’y connais rien, campagnard. Le barman du Shangri-La invente des cocktails qui n’ont pas encore de noms, sa dernière folie ce sont les fruits et les légumes, des produits très simples, venus de petits producteurs… »

OÙ ALINA ENTREPREND DE FAIRE LE TOUR DU MONDE À L’ENVERS

La jeune Alina s’est arrachée à sa contemplation. Elle est entrée dans le navire. D’instinct, dans le vaste espace où déambulent les groupes, elle est allée vers la pierre sculptée, la tête de l’île de Pâques, elle ne savait pas qu’on pouvait en voir à Paris. Elle connaît toute l’histoire de Rapa Nui et les mystères des moai, elle a vu un reportage passionnant. Mais « en vrai », cela donne des frissons. Elle se sent toute petite. Elle ne sait rien au sujet de l’immense mât, qui est à côté et qui monte jusqu’au toit. Il est écrit : « Mât héraldique, dit “mât Kaiget”, sculpté par Samali et Tsiebassa, Canada, Colombie-Britannique, région de la Skeena, village de Hagwilget, vers 1860. » Il lui faudrait un atlas. Elle note. Elle n’avait jamais pensé qu’on pouvait connaître les noms des sculpteurs. Après tout c’est normal, ce sont des artistes. Elle lève les yeux.

Tête d’ancêtre moai présentée dans le hall d’accueil du musée du quai Branly. Cette œuvre a été restaurée grâce au soutien de la société des Amis du musée du quai Branly et mise en valeur grâce au mécénat de la Fondation EDF. Photo © musée du quai Branly / Cyril Zannettacci.

Elle marche sur les mots. Une rivière de lettres s’écoule, fluide, tandis qu’elle monte en suivant le chemin blanc, curieuse entrée pour un musée. On dirait les petits alphabets de vermicelle des soupes de tante Augustine. Elle note le nom de celui qui a fait cela, en 2010, pour pouvoir l’écrire, la prochaine fois, sur le bord de son assiette : Charles Sandison. Le panneau explicatif dit qu’il a créé une rivière de 16 597 termes choisis par ses soins dans toutes les langues. Comment peut-on trouver autant de mots qu’on ne comprend pas ? Elle en griffonne quelques-uns au passage, en avançant : djambala, pucala, cantabrien — une variante de cantabrique, comme la côte chez elle, à Gijón ? — , khaymah, xuyen, gourmantché, encaustique, océan — le seul mot qu’elle connaît. Les autres ce sont des peuples, des tribus, des cultures, un monde qu’elle ne connaît pas. Encaustique ? C’est en Afrique ? en Inde ? Elle oublie tout. Peu à peu, en se plongeant avec délice dans ces mots inconnus, elle ne sait plus qui elle est, d’où elle vient, elle se souvient juste qu’elle est là pour trouver les Taïnos. Une dame, qui a le genre des mères de famille de l’école, à côté d’elle, dit à une amie, sur un ton d’exaltation : « Tu vois, c’est pour nous laver de notre Occident avant d’entrer dans le musée. On se laisse emporter. »

Alina est troublée. Le grand roi du plateau de Bandiagara qui l’accueille le bras levé a deux seins en pointe. Les explications qui disent qu’il s’agit d’un chef-d’œuvre de l’art africain ne lui suffisent pas. Elle hésite à demander à un jeune homme qui surveille et, un peu gênée, se contente de se laisser porter, comme les deux dames, vers la carte du « plateau des collections ». Elle se trouve devant une étrange carte géographique, où les continents seraient déformés et allongés.

Elle s’oriente, regarde à deux fois, repère les Amériques et n’hésite pas, elle suit un petit groupe qui s’engouffre à droite. Ce qu’elle voit en premier, ce sont de hauts poteaux sculptés, qui se détachent en pleine lumière, sur les couleurs de terre et le sol rouge vif. Elle lit : « Mélanésie, Papouasie-Nouvelle-Guinée ». Elle est déjà perdue. Mais les mots agissent sur elle, comme une poésie : « Les poteaux Mbitoro des Kamoro symbolisent la présence des ancêtres. » Elle s’attendait à des vitrines, comme dans tous les musées qu’elle connaissait, ces petits aquariums où les grandes personnes posent les objets précieux. Elle circulait entre des parois de verre, ne sachant plus si elle était à l’extérieur ou à l’intérieur, si elle était passée derrière et si elle ne faisait pas partie des œuvres les plus rares de ce musée.

Vue de la zone Océanie, plateau des collections permanentes. Photo © musée du quai Branly / Patrick Tournebœuf.

Un instant, elle a cru qu’elle entrait dans une grotte, une caverne avec des bijoux d’or, l’instant d’après elle plongeait dans un corridor de lumière avec de hautes statues qui avaient l’air d’avoir été plantées là, en liberté. Au-dessus d’elle, dans l’ombre, elle croit les voir entre les découpes des arbres. Plus loin, à travers de grands losanges, c’est Paris et sa lumière du matin qui arrive assourdie.

« Si vous voulez les Amériques, vous êtes dans le mauvais sens. Soit vous revenez sur vos pas, soit vous continuez et vous trouverez les peuples des Antilles à la fin du parcours. »

L’étudiant a été très gentil avec elle. Elle s’est trompée de sens. Pas question de rebrousser chemin. Ce musée lui plaît, il ne ressemble à rien de ce qu’elle a vu jusque-là, elle a du temps, elle est seule, personne pour lui expliquer, pas d’oncle et tante, pas de parents, pas de professeurs, pas de guide ni de casque sur les oreilles. Elle ne pouvait pas rêver mieux.

Elle va lentement marcher seule, au milieu des peuples de la terre, en lisant de temps à autre des explications, souvent en se contentant de regarder. Elle aime beaucoup, par exemple, cette statue aux gros yeux du Vanuatu, encore une figure d’ancêtre. Un « homme de haut grade », l’expression lui plaît. Une figure d’homme, qui ressemble à un robot, est dite « sculpture à planter sur les allées » et vient de la Grande-Terre. Elle hésite à demander à une des surveillantes où cela peut bien se trouver, la Grande-Terre. Apparaît alors une table lumineuse, comme dans un vaisseau spatial, elle regarde la surface du globe qui brille de cent petits points verts et, au lieu de s’orienter, elle se perd encore plus.

Voici des couronnes d’or, dans le noir, elles viennent des fêtes de l’île de Nias. Alina découvre ces formes pures, cette île dont elle n’avait jamais entendu le nom, elle rêve comme si elle était encore une petite fille devant ces bijoux inattendus. En Indonésie, on a sculpté ces pierres avec des découpes profondes, comme des proues à l’avant des bateaux. Elle s’arrête, stupéfaite, devant un grand tambour de bronze. Il vient de Java. Elle n’arrive pas à croire à la date : IVe siècle avant Jésus-Christ. Et elle aime qu’on lui parle de cette sculpture à la couleur si belle, avec ses quatre animaux étranges tout autour : « Les Karen du Myanmar les considèrent comme instruments d’appel de la pluie. Les Katou du Laos sortent les tambours, possession du village, lors des grands rituels où de nombreux buffles sont sacrifiés. » Son carnet ne va pas suffire, pour toutes ces phrases et tous ces mots, qu’elle se promet de chercher, de retour à la maison. Il faudra qu’elle revienne ici avec Cristóbal, s’il arrive à venir avant Noël.

Alors, elle dessine, pour lui donner une idée, le tambour, les animaux : elle est la première de la classe en dessin. Il faudra qu’elle revienne dans ce musée, avec du bon papier et ses crayons. C’est à côté, comment se fait-il que son oncle et sa tante aient attendu si longtemps pour lui en parler ? C’est bien plus intéressant que la tour Eiffel. Elle se demande si tante Augustine, qui critique tout, est vraiment venue ici.