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— La conservatrice ? Bien sûr. Elle s’occupe de l’art des Amériques.

— Je viens de l’appeler. L’exposition qu’elle prépare s’appelle “Voyages de l’autre côté”, un titre pris à Le Clézio, ça fait toujours bien. Mais bon, je crois que ça va être intéressant. On ira. Ça lui fera plaisir, Juan. Elle est en cours de montage. Elle m’a dit qu’elle venait de déménager toute sa vitrine sur les premiers Indiens au temps des conquistadores, ce n’est pas cela le sujet de la petite pour son exposé, Hispaniola et tutti quanti ? Aujourd’hui, ils attendent une pièce importante, qui doit venir du Louvre, un siège sculpté.

— J’en ai parlé à Alina, je ne savais plus trop bien où il était, le “fauteuil de Colomb” ! Il est au pavillon des Sessions, tu as raison.

— Tu trouves ça normal, toi, un musée qui met une série de chefs-d’œuvre en dépôt de l’autre côté de la Seine ? On va devoir déplacer une pièce historique d’une rive à l’autre le temps d’une exposition…

— C’est très bien ainsi. Les arts premiers doivent être au Louvre. J’avais signé la pétition, tu te rappelles, le manifeste de Kerchache, je l’aimais bien, il nous manque, parce que les chefs-d’œuvre doivent être libres et égaux en droit.

— Pense ce que tu veux. En tout cas j’ai appelé Dominique, ne me remercie pas, la petite Alina a rendez-vous avec elle demain matin pour assister au montage de l’exposition, à l’arrivée sans tambour ni trompette du fauteuil de l’amiral Colomb dans sa caisse renforcée et à une foule de choses inoubliables. Ne me remercie pas. Ce n’est pas pour toi que je le fais, c’est pour elle. Ses parents vont être ravis quand je vais le leur raconter. »

Hache anthropomorphe. Ethnie taïno, vers 1200–1500. Hache en pierre dure noire décorée en léger relief d’une figure anthropomorphe. Dimensions : 20,5 × 8 × 6 cm. Photo © musée du quai Branly / Claude Germain.

LES ROSEAUX BLEUS PENDANT LA NUIT

Arthur est étudiant en prépa à Louis-le-Grand. Il a mis tout en œuvre pour éviter d’être architecte comme sa mère, ou professeur comme son père, il se rêve ingénieur et veut depuis toujours travailler en Afrique. Ses parents, il les appelle par leurs prénoms, Augustine et Juan. Ils ne sont pas très embêtants. Ils sont modernes. Ils lui laissent cette chambre de bonne à dix minutes de leur réfrigérateur. Ils savent qu’on travaille moins bien dans une chambre de bonne qu’à l’internat, mais qu’on y boit moins d’alcools forts. Il aime sa petite sœur. Il est un dieu vivant pour sa cousine Alina, qui est arrivée d’Espagne à la rentrée. Et lui, il aime beaucoup s’amuser avec elle. Alina, dans deux ans, ce sera une beauté. Elle est intelligente en plus.

Le jeu préféré d’Arthur, jusqu’à la semaine passée, consistait à sortir de chez lui par la fenêtre, en marchant comme Tintin en Amérique sur cinquante centimètres de corniche au-dessus d’une étroite cour intérieure : il pouvait passer en trois pas du côté du musée moderne greffé sur le pignon du XIXe siècle. Il se retrouvait sur le toit d’en face, et de là, la nuit, il arrivait jusqu’à la grande terrasse du musée avec son pont en bois, la plus belle de Paris. Comme s’il était sur un yacht suspendu dans les airs, il regardait pendant des heures le Trocadéro, le chantier de la cathédrale russe, le pont métallique enjambant la Seine. Il s’allongeait pour contempler les étoiles. À travers le mur vitré, il voyait même la salle de réunion, sans doute réservée aux conseils d’administration du musée. Il ne s’était jamais fait prendre. Il suffirait que quelqu’un oublie de fermer la salle du conseil pour qu’il puisse entrer dans le bâtiment administratif, et peut-être, de là, passer dans les salles, en vrai gentleman cambrioleur. Mais il n’y était jamais parvenu.

Vue aérienne du musée du quai Branly. Le jardin du musée a été conçu par le paysagiste Gilles Clément et réalisé grâce au mécénat de la Fondation d’entreprise ENGIE. Photo © musée du quai Branly / Roland Halbe.

Il avait invité les deux meilleurs amis de sa classe pour un pique-nique bien arrosé à trois heures du matin, c’est ce qui l’avait perdu. Ils avaient dû oublier une cannette de bière ou les restes d’une cigarette suspecte et, dès le lendemain, une protection métallique avait été installée entre la corniche de pierre de son immeuble et le rebord du vaisseau de Jean Nouvel.

Ce musée, il l’aimait, c’est là qu’il avait appris à connaître l’Afrique sans y être jamais allé, « Dogon », « fleuve Congo », il avait tout vu, et l’exposition « Tarzan ! » lui avait permis de rencontrer Jane, sa première petite amie, une jolie blonde de la Plaine Saint-Denis, qu’il n’aurait jamais croisée si elle n’était pas venue voir ça avec sa classe. Juan et Augustine désapprouvaient Jane, mais Tarzan n’en avait cure : il ferait d’elle la lady Greystoke de l’avenue de La Bourdonnais. Il l’invitait à se goinfrer de pâtisseries aux Deux Abeilles, devant une carte de thés qui les faisait rêver de voyages. L’an dernier, le musée avait ouvert un atelier de tatouages, pour accompagner une grande exposition sur ce sujet : ils avaient discuté pendant des heures de ce qu’ils pourraient se faire tatouer, à quel endroit du corps, et puis l’ombre de tante Augustine était apparue, en rêve, comme une divinité menaçante, et ils avaient tout arrêté. Arthur ne savait pas s’il était amoureux. Mais si elle le lui avait demandé, il aurait cassé la vitre pour entrer dans le musée et aller prendre pour elle le masque d’or des Nazca.

Le soir, ils se promenaient, quand le musée était ouvert, dans le grand jardin. Sur l’eau, des roseaux bleus projetaient des lumières pâles. La haute passerelle était comme un baldaquin. Ils écoutaient, les soirs de concerts, les rumeurs des peuples du monde qui filtraient de la grande salle. Ils avaient vingt ans, le musée du quai Branly était leur planète.

COMMENT SE PRÉPARE UNE EXPOSITION ET CE QUI FAIT RÊVER ALINA

Alina est devant la caisse, pas encore ouverte, sur la mezzanine des expositions. Autour d’elle, un groupe de spécialistes s’occupe de mettre en place les objets. Dominique, l’amie de sa tante, lui explique :

« Toutes les pièces taïno de nos collections permanentes ont été enlevées de la vitrine hier, elles trouveront place ici. Dans l’exposition “Voyages de l’autre côté”, tu vois, nous allons montrer tout ce qui, dans les différentes cultures‚ permet aux hommes d’accéder à d’autres univers.

— Les rêves ?

— Si tu veux, mais cela peut prendre diverses formes, plus ou moins artistiques. Pour avoir des hallucinations, les hommes peuvent ingurgiter ou fumer des substances qui leur donnent des visions, leur permettent de voir ce que les autres ne voient pas, de révéler des prophéties…

— Un peu comme la pythie, sur son trépied, avec les feuilles de laurier ? On m’en a parlé.

— Chez certains peuples, c’est un peu plus violent. Les chamans des Taïnos avaient de grands pouvoirs. Ils commençaient par se vider l’estomac : regarde ces sculptures de bois, avec ces visages.

— Elles sont belles. Elles font peur.

— On les appelle des “spatules vomitives”, ce n’est pas très joli comme nom. Mais c’est nécessaire dans le rituel. »

Spatule vomitive. Ethnie taïno, vers 1200–1500. Spatule sculptée dans un bois courbe (gaïac ou vigne). Dimensions : 36 × 13 × 6 cm, province de Puerto Plata, Amérique. Photo © musée du quai Branly / Claude Germain.