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Alina n’arrive pas à y croire. Elle a sous les yeux un objet sculpté par des Indiens qui n’avaient jamais vu d’hommes européens, un objet qui vient de ce peuple qui n’avait rien demandé à personne et qui avait été le premier découvert, le premier à disparaître.

« Tu as vraiment été étonnée par la vitrine vide, hier ? Tu croyais qu’on avait cambriolé la collection pour t’empêcher de faire ton exposé ? Regarde, tout est là. Tu peux être rassurée. C’est le nécessaire complet pour voyager vers l’ailleurs. Les Taïnos n’avaient pas prévu que de vrais voyageurs arriveraient chez eux… »

Un des régisseurs est en train d’ouvrir la caisse, au centre, avec de grandes précautions. Il en sort une sculpture plutôt petite avec une tête, comme une figure de proue, presque une chaise d’enfant, très basse. Il s’exclame :

« Et ça, c’est la moto céleste des chamans, alors ? »

Dominique le regarde d’un air sévère, mais, comme Alina éclate de rire, elle rit elle aussi. Dans l’équipe du musée, Dominique connaît tout le monde depuis le début, elle a été une des premières à répondre présente, jeune conservatrice embarquée dans l’aventure à l’époque où il n’y avait rien. L’équipe a su rester à la bonne taille : tout le monde se parle, c’est un grand musée où l’on se sent comme dans une maison. La « mission de préfiguration » c’était déjà comme cela : le musée n’avait pas de nom, tous étaient installés dans une jolie villa de la rue Auguste-Vacquerie, non loin de cette rue La Pérouse où Proust a caché les amours d’Odette de Crécy avec Charles Swann. « Ta tante venait me voir de temps en temps à l’époque, on allait déjeuner toutes les deux dans une espèce de cantine du ministère des Affaires étrangères qui était à deux pas. Tu n’imagines pas comme elle était inquiète quand elle me parlait du chantier ! Elle est un peu dure parfois, mais je l’aime bien. »

Alina n’est qu’en troisième, Dominique est bavarde, mais elle ne va tout de même pas tout lui raconter. Cela semble si loin cette époque de la rue Auguste-Vacquerie. Jacques Friedmann — un vieil ami de Jacques Chirac qui avait présidé plusieurs grandes sociétés — y orchestrait des réunions où conservateurs et chercheurs du musée de l’Homme, responsables de collections du musée des Arts africains et océaniens du vieux Palais de la Porte Dorée, grands pontes de l’université et directeurs de recherches du CNRS travaillaient à jeter les bases d’une nouvelle institution. Dominique avait échappé de justesse à un premier poste Porte Dorée, dans le magnifique bâtiment de Laprade exaltant le passé colonial et la gloire du maréchal Lyautey. Les conservateurs qu’on nommait là étaient réputés avoir été « envoyés aux crocodiles », parce que l’aquarium souterrain était une des choses que le public préférait : lors d’une visite du bâtiment, la directrice des Musées de France avait regardé longuement et avec une certaine gourmandise les deux gros animaux albinos qui se prélassaient sur une île artificielle, de quoi faire deux ou trois sacs à main. Tout le monde était mécontent d’y être, mais plus mécontent encore de devoir migrer quai Branly, et de devoir cohabiter avec de plus redoutables crocodiliens, les grands savants du musée de l’Homme, désespérés de devoir quitter la colline de Chaillot, où pourtant eux aussi ne cessaient de se plaindre de la vétusté des laboratoires et de leurs difficiles conditions de travail. Dominique avait été la première jeune conservatrice spécialiste d’art précolombien à être affectée au futur musée, qui n’était qu’un « établissement public constructeur ». Elle fut la première conservatrice nommée dans ce musée qui n’existait pas. Aujourd’hui, elle en tirait une certaine fierté, et quelques prérogatives : en réunion, personne ne l’interrompait, elle était comme chez elle au quai Branly, où elle se disait qu’elle allait faire toute sa carrière.

Siège. Ethnie taïno, taillé dans la masse d’un tronc de gaïac, XIVe siècle. Dimensions : 42,4 × 30,36 × 71,5 cm. Photo © musée du quai Branly / Hughes Dubois.

« Ce fauteuil est une légende, Alina. On l’appelle un duho, il était utilisé pour les cérémonies. Dans la collection David-Weill, où il se trouvait avant d’être offert au musée de l’Homme en 1950, on racontait qu’il avait servi à Christophe Colomb.

— C’est vrai ? Il l’a touché ?

— Ce dont on est certain, c’est que ce duho a été offert à son frère par une princesse, une cacique, nommée Anacoana, un nom qui veut dire “Fleur d’or”, en 1494. Tu notes la date ? Rien ne le prouve. Il faudra absolument en parler dans ton exposé. Tu veux que je te fasse des photos des détails de la sculpture avec mon téléphone, avant qu’on ne pose la vitrine ? Tu vas impressionner tout le monde avec ça, tu vas voir. Anacoana était belle, elle écrivait de la poésie, elle était la sœur de Bohechico, qui avait été cacique de l’île avant elle. Elle fut pendue en 1504, l’année de ses vingt-neuf ans.

— C’est triste. Mais où est-il ce fauteuil, ce… duho ?

— En temps normal ? Il est au Louvre.

— Ah oui, tante Augustine me l’avait dit.

— Elle en sait des choses, ma vieille Augustine ! Il se trouve dans les salles, ouvertes avant notre musée, qui exposent des chefs-d’œuvre d’Afrique, des Amériques, mais aussi du monde asiatique, dans le palais où sont les chefs-d’œuvre des arts occidentaux, pour qu’on comprenne que les arts de ces continents lointains sont aussi importants pour notre histoire que ceux de l’Égypte, de la Grèce, de Rome… Ce sont des œuvres qui pourraient être ici mais qui sont comme un signal là-bas, sur l’autre rive, pour dire aux touristes qu’ils peuvent aller découvrir d’autres choses… Tu y es allée ?

— Non, pas encore, dit Alina, un peu gênée.

— Ta tante ne fait pas son travail. Elle a toujours été nulle. Je t’y emmènerai. La dernière fois qu’on l’a montré ici, ce duho, il y a quelques années, on avait invité le président Chirac à découvrir l’exposition avant le vernissage. C’est vraiment son musée, il vient tout voir, tu sais, il est allé directement vers lui et il a murmuré : “Ah, il est là !” On était tous très émus. Le décor mélange une tête humaine et des animaux, il indique l’usage de ce siège, réservé à ceux qu’on appelait les behiques dans la société taïno. Après avoir absorbé la cohoba, ces chamans en état de transe communiquaient avec les dieux. Commençait alors, dans ce fauteuil de bois, une exploration de l’ailleurs, un voyage imaginaire.

— Mais comment sait-on tout cela ? Christophe Colomb a raconté ce qu’il a vu ? Il a écrit un livre ?

— C’est drôle que tu me poses cette question. Aujourd’hui. Hier, je t’aurais dit qu’on possède une copie partielle et sans doute un peu transformée de son journal de bord. Il raconte sa traversée, ses espérances, ses certitudes, les doutes de son équipage, le moment où la terre est apparue à l’horizon. C’est un prêtre formidable, las Casas, le premier défenseur des Indiens, qui l’a recopié. Depuis hier, ma petite Alina, tu es la première à qui j’en parle et — Dominique baissa la voix — il y a peut-être du nouveau à ce sujet… »

Dans la nuit qui suivit, Alina n’arriva pas à dormir. Elle s’imaginait seule, dans le musée, entourée de nuages de fumée, ou plutôt d’un brouillard sur lequel passaient les dessins de la chambre des écorces et le visage sculpté du duho. Elle se voyait à demi allongée sur le fauteuil, la tête renversée, avec à côté d’elle son cousin Arthur, le corps couvert de tatouages, décollant vers les étoiles sur une moto de bois sculpté. Arthur disait, mais ce n’était pas tout à fait sa voix : « Je vais te dire une chose que les grands savants, petite cousine, les ethnologues, ne savent pas. Ils croient tout connaître de la Terre. Mais il y a des mondes inexplorés. » Ce n’était pas un rêve, c’était son imagination qui lui montrait des silhouettes. Arthur courait sur les toits. Il répétait ce mot : « inexplorés ». Elle cherchait à mieux voir. La conservatrice avait des secrets, dont elle n’avait pas voulu parler devant les autres, Alina avait rencontré celle qui pourrait le mieux lui raconter la véritable histoire de Cristóbal Colón. Dès demain, il faudrait absolument qu’elle retourne au musée, et qu’elle lui parle. Elle avait été trop timide. Elle avait au moins vingt questions à poser.