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– Mon cher hôte, dit Maurevert, asseyez-vous, et usez sans façon d’une hospitalité qui vous est offerte de même…

– En ce cas, je me débarrasserai de ce froc qui me gêne pour manger. Nous autres anciens soldats, nous ne pouvons nous habituer tout à fait à ces longues robes, si nuisibles dans toutes les batailles, surtout les batailles de la table; car un dîner, mon gentilhomme, c’est une bataille qu’il faut gagner!

En même temps, le digne frère portier, ayant jeté son froc en travers du lit, apparut en jaquette de cuir et s’assit résolument. Le couteau au poing, jetant sur un pâté un regard de défi.

– Attaquons! dit Maurevert… Mais je vois que vous avez conservé quelques habitudes de votre ancien métier, puisque vous portez jaquette de cuir…

– Simple précaution, fit Timothée, la bouche pleine. Un coup de poignard est si vite reçu, par le temps qui court!

Maurevert tressaillit et approuva d’un geste.

– Mais, reprit-il, vous avez donc été soldat avant d’être jacobin?…

– Saint-Denis, Jarnac, Moncontour, Dormans, Coutras… énuméra le moine en brandissant son couteau.

Le repas se continua parmi ces propos et d’autres. Tout à fait revenu de ses préventions, le moine mangeait comme deux hommes raisonnables et buvait comme quatre. Il narrait ses exploits, enchanté de la patience avec laquelle Maurevert l’écoutait.

Le moment vint où celui-ci s’aperçut que son convive était juste dans l’état d’esprit où il l’avait désiré, c’est-à-dire assez ivre pour éprouver le besoin de soulager son esprit de tout secret.

– Et vous disiez donc, commença-t-il, que le révérend Bourgoing vous adressait à moi?

– Pas tout à fait; mais vous pouvez m’aider, mon gentilhomme; que Dieu vous bénisse pour cette admirable ripaille que vous venez de m’octroyer! Je disais donc que je suis venu voir la duchesse de Montpensier.

– Pourquoi? demanda Maurevert en débouchant un nouveau flacon.

– Pourquoi? bredouilla frère Timothée. Je n’en sais rien.

– Diable! Je suppose que pourtant, ce n’est pas pour lui faire une déclaration d’amour?

– Eh! eh!… je pourrais plus mal tomber! fit le moine avec l’outrageuse fatuité des ivrognes. Mais enfin, la vérité est que je lui porte une lettre et que j’ignore ce qu’il y a dans cette lettre, et que j’ignore où et quand je pourrai rencontrer la duchesse, et que j’ai compté sur vous pour…

– Remettre la lettre? Je m’en charge! fit vivement Maurevert.

– Non, non, s’écria le moine. Le très révérend Bourgoing m’a bien dit: «Timothée, plutôt que de parler à qui que ce soit de cette lettre, arrachez-vous la langue!…»

– Mais, objecta Maurevert, puisqu’il vous a dit de m’en parler.

– Il a ajouté, continua le moine, qui pris à son propre mensonge, jugea convenable de ne pas entendre cette interruption… il a ajouté: «Timothée, plutôt que de vous laisser prendre cette lettre, faites-vous tuer. Mais avant de mourir, avalez-la!» Je ne puis donc, mon gentilhomme, ni vous montrer, ni vous remettre cette missive qui est là, cousue à l’intérieur de mon froc…

– Alors, que voulez-vous de moi?

– Mais… que vous me conduisiez à la duchesse… que vous me fassiez parvenir jusqu’à elle…

– Diable!… Ce sera difficile, car sûrement la duchesse dort en ce moment…

– Aussi n’ai-je pas dit ce soir, tout de suite… Il suffira que je la puisse voir après-demain…

– Il sera trop tard, fit Maurevert en secouant la tête.

– Demain matin, alors! dit le moine avec un commencement d’inquiétude.

– Trop tard encore!… La duchesse quitte Blois demain matin à la première heure. Je le tiens de M. le duc de Guise, lui-même, qui me l’a confié pas plus tard qu’aujourd’hui…

Le moine s’était effondré. Il était devenu pâle.

– Bah! ajouta Maurevert, vous en serez quitte pour attendre son retour. Car le duc m’a affirmé qu’elle ne serait pas plus d’un mois ou deux absente…

– Trop tard! trop tard! gémit le moine en faisant le geste de s’arracher les cheveux. Ah! maudite idée que j’ai eu de m’arrêter deux jours parce qu’une servante ne voulait pas m’embrasser à… j’ai oublié le nom!… Que vais-je dire au révérend?… Il va me chasser! ou peut-être, pis encore!

– C’est probable, dit froidement Maurevert. Mais voyons, votre chagrin me fend le cœur. Peut-être y a-t-il un moyen de tout arranger…

– Ah! vous me sauveriez la vie!… Voyons le moyen?…

– Ce serait de voir la duchesse tout de suite. Je suis assez bien en cour pour prendre sur moi de la faire éveiller.

– Partons! dit le moine. Où demeure la duchesse?

– Près du château, répondit Maurevert. Allons, remettez votre froc, et prenez courage: je me charge de tout.

– Ah! je puis dire que c’est une heureuse idée que j’ai eue d’entrer au Grand Saint-Matthieu! En rentrant au couvent, je mettrai un cierge à la chapelle de ce digne saint dont la protection se manifeste ici…

– À votre place, j’en mettrais deux, dit Maurevert avec un livide sourire d’ironie. Partons. Suivez-moi, et ne faites pas de bruit. Il est inutile de réveiller l’auberge, vous comprenez?

– Mais comment allons-nous sortir?

– Vous l’allez voir, dit Maurevert qui, traversant le couloir après avoir éteint les flambeaux, pénétra dans la chambre qui portait le numéro 3, c’est-à-dire la chambre que le moine, sur sa recommandation, avait demandée.

Maurevert ouvrit la fenêtre. Et alors, frère Timothée put se rendre compte qu’un de ces escaliers extérieurs, comme il y en avait à bien des maisons, partait de cette fenêtre pour aboutir à la rue.

Si le moine eût été moins tourmenté, et par ses pensées et par le vin, il eût pu s’étonner que Maurevert lui eût justement recommandé cette chambre et non une autre. Mais il n’en pensait pas si long. Il descendit et Maurevert le suivit, en laissant la fenêtre ouverte derrière lui.

À ce moment-là, il était près de minuit. Loin de se dissiper, comme cela arrive quelquefois dans la nuit, le brouillard était devenu plus opaque. L’obscurité était profonde. Dans les rues de Blois, pas un être vivant ne se montrait. Frère Timothée marchait gravement près de Maurevert.

«À quoi pense-t-il? se demandait celui-ci. Se défie-t-il?…»

Frère Timothée ne pensait à rien: il cherchait simplement à conserver son équilibre, car le froid le surprenant au sortir de l’hôtellerie, la tête commençait à lui tourner. Maurevert gagna les abords du château, et se mit à contourner les fossés remplis d’eau. Tout à coup, il s’arrêta, et d’une voix étrange:

– Alors, vous dites que cette lettre est cousue dans l’intérieur de votre froc?

– Là! fit le moine avec un rire épais. Bien malin qui viendrait la chercher là!

Et il se touchait la poitrine.

– Et vous dites que c’est grave?…

– Tout… ce qu’il y a… de plus grave!

– Et que vous ne la donneriez à personne au monde?…

– Pas même… à vous!…