– Eh bien, il a fait une triste fin…
– Ah! mon Dieu! s’écria Crillon. Et que lui est-il arrivé?
– Il s’est marié, fit Pardaillan. Du moins je suppose que ce doit être fait à cette heure… Mais, mon cher monsieur de Crillon, ne croyez-vous pas qu’il serait digne de nous et de notre amitié de célébrer à table notre rencontre?…
– Mortbœuf, je le veux de tout mon cœur, dit Crillon, car je ne connais personne à qui je serais aussi heureux de rendre raison.
– Vous me voyez bien content de votre amitié, fit gravement le chevalier; bien content et bien honoré, car ce n’est pas en vain qu’on vous appelle le Brave Crillon.
Cet échange de politesses était de rigueur à cette époque. Mais ce n’était pas seulement à la mode chevaleresque que Pardaillan et Crillon obéissaient en cette occasion. Vraiment ils avaient l’un pour l’autre une vive et sincère estime.
– Donc, reprit Pardaillan, puisque cela vous agrée, je vous attendrai ce soir en mon hôtellerie dont vous voyez d’ici l’enseigne.
– L’Hôtellerie du Château, fit Crillon; je connais cela; on y boit d’excellent andrésy.
– À quelle heure vous attendrai-je?
– Mais entre le service de jour et le service de nuit, c’est-à-dire que je serai libre environ de six à sept heures ce soir.
– Ce sera peu, mais nous tâcherons que cela suffise, dit Pardaillan.
– Nous arrêterons le jour où vous désirez être présenté à Sa Majesté…
– C’est justement à quoi je songeais, dit Pardaillan avec un sourire.
Là-dessus les deux hommes se serrèrent les mains et Pardaillan revint sur ses pas, tandis que Crillon continuait sa ronde autour du château.
– Présenté! songeait le brave capitaine. Certes, on en a présenté qui ne le valaient pas. Et pourtant, je l’aimais mieux tel qu’il m’apparut autrefois, le lendemain de la journée des Barricades, fier, et ne songeant guère à réclamer le prix du service rendu… Il a changé d’avis, et par Notre-Dame, s’il veut faire son chemin à la cour, je jure bien de m’y employer de mon mieux.
Cependant Pardaillan était rentré à l’Hôtellerie du Château. Dans sa chambre, un homme l’attendait, assis auprès du feu qu’il regardait fixement, comme s’il eût cherché dans les braises ardentes un signe quelconque de sa destinée. Cet homme, c’était Jacques Clément. Il portait ce costume de drap noir que nous lui avons déjà vu et qui lui donnait une sorte d’élégance funèbre. À l’entrée de Pardaillan, le moine releva vivement la tête et sourit.
– Savez-vous qui je reçois à dîner ce soir? fit Pardaillan.
– Comment le saurais-je, mon ami?
– Crillon. Le brave Crillon en personne. C’est-à-dire le gouverneur du château de Blois.
Négligemment, il ajouta:
– Crillon doit me présenter au roi…
Jacques Clément tressaillit, regarda fixement le chevalier comme pour l’interroger, puis baissant sa tête pensive:
– Pardaillan, dit-il, il se passe en ce moment des choses que je ne comprends pas.
– Bah! laissez faire… tout s’éclaircit à la fin.
– Pardaillan, qu’est-ce que le frère portier des jacobins était venu faire à Blois?
– Ça, je n’en sais rien, mon ami…
– Pardaillan, qui a tué frère Timothée?…
– D’abord, êtes-vous bien sûr que le cadavre des fossés fût celui de ce digne moine?
– Parfaitement sûr, et vous-même, Pardaillan, l’avez reconnu, bien que vous n’ayez vu cet homme que peu d’instants…
– Oui, ce fut lui qui me conduisit à vous.
– Vous l’avez reconnu, n’est-ce pas?
– Ma foi… je n’en jurerais pas.
– Oui, mais moi, je l’ai parfaitement reconnu. C’était frère Timothée. Or, qui a eu intérêt à tuer frère Timothée? Et qu’est-ce qu’il venait faire à Blois?
– Eh! mort du diable, à quoi vous servirait de savoir cela! Frère Timothée est mort, qu’il aille en paix!
– Rien ne m’ôtera de l’idée, reprit Jacques Clément, que le frère portier courait après moi et avait des instructions à me donner. Qui sait si ce qui m’arrive aujourd’hui n’eût pas été évité si j’avais vu le moine avant sa mort…
– Puisque je vous dis que tout s’arrangera! fit Pardaillan avec un sourire.
– Tout peu s’arranger, en effet, dit Jacques Clément d’une voix morne, tout, excepté les désespoirs d’amour. Ah! si vous aviez vu de quel air de mépris elle m’a reçu!…
– La duchesse de Montpensier?
Jacques Clément ne parut pas avoir entendu. Il avait laissé tomber sa tête dans sa main et, le regard fixé sur le feu dont les reflets coloraient sa tête pâle, il songeait. Et, par moment, une sorte de contraction douloureuse venait donner à son visage une expression d’indicible souffrance. Ce fut d’une voix amère qu’il continua:
– On n’a plus besoin de moi, Pardaillan! J’ai hésité à frapper, et on me rejette comme une mauvaise gaine de cuir où on avait espéré trouver une bonne lame d’acier. Tout m’échappe donc à la fois: et l’amour et la vengeance…
– Je comprends que l’amour vous échappe, dit Pardaillan. D’après ce que vous m’avez raconté de votre visite, cette jolie diablesse que vous appelez un ange, vous a quelque peu malmené. Laissez-moi vous dire que vous n’y perdez pas grand-chose, si toutefois vous la perdez…
– Que voulez-vous dire? balbutia Jacques Clément.
– Que vous ne la perdez pas – malheureusement pour vous – qu’elle vous reviendra!…
– Oh! si cela était!… Si je pouvais revivre!… la revoir!… l’aimer encore!
– Et moi je vous dis que vous la reverrez, que vous l’aimerez, qu’elle vous aimera, enfin, bref, que vous connaîtrez jusqu’où peut aller l’humeur de la jolie duchesse. Mais à supposer que l’amour vous échappe, comme il vous plaît à dire, comment votre vengeance vous échappe-t-elle en même temps?…
– Ne vous ai-je pas raconté toute la scène à laquelle j’ai assisté? Henri III est condamné. Il va être frappé! Mais ce sera par un autre que moi. Et dès lors, que m’importe sa mort, si je ne puis me dresser devant la vieille Médicis et lui dire: «Vous avez tué ma mère, et moi je viens de vous poignarder au cœur en tuant votre fils…»
– Cher ami, répondit Pardaillan, sachez que ce soir, je reçois à dîner le brave Crillon.
– Oui, vous me l’avez déjà dit, et je crois entrevoir votre pensée. Vous voulez vous faire présenter au roi, et le prévenir de ce que les Guise trament contre lui…
– Allons! fit Pardaillan, que ce soit cela ou autre chose, prenez patience et espoir. Seulement il ne faut pas que Crillon nous voit ensemble. Vous aurez donc l’obligeance de vous retirer au plus tôt dans votre chambre, et d’y attendre que je vous y vienne chercher ou que je vous appelle.
Jacques Clément approuva d’un signe de tête. Les deux hommes déjeunèrent ensemble. Ou plutôt, Pardaillan mangea pour deux. Quant à Jacques Clément, il était plongé en des idées funèbres, et bientôt, selon ce qui avait été convenu, il se retira dans sa chambre.
Pardaillan s’assit près du feu et se mit à méditer profondément. Il prenait des notes sur un morceau de papier; il raturait; il recommençait. Quand enfin il eut fini ce singulier travail, il relut avec un sourire de complaisance et murmura: