Ruggieri fut étonné, mais ne manifesta pas son étonnement, et il se contenta de penser:
«Bon. Je mettrai auprès de Maurevert le parent du brave Crillon, et j’aurai deux hôtes au lieu d’un.»
– Eh bien! j’accepte, ajouta-t-il tout haut. Amenez-moi votre homme, capitaine.
– Et vous vous faites fort de le cacher?
– Autant qu’il sera en mon pouvoir, la présence de votre parent au château ne sera connue de personne.
– Merci, mon digne astrologue.
– Enchanté de vous être agréable, mon digne capitaine.
Dans la journée, Crillon sortit du château et se rendit à l’hôtellerie où il avait dîné avec Pardaillan. Comme il l’avait dit, le chevalier ne bougeait plus de l’hôtellerie. Crillon le trouva qui vidait à petits coups une bouteille de muscat d’Espagne. Pardaillan, en voyant entrer Crillon, se contenta de prendre un verre qu’il posa devant le capitaine et qu’il remplit.
– Ce qu’il y a d’admirable avec vous, dit Crillon, c’est que vous devinez du premier coup ce qui peut faire plaisir aux gens.
– Oui, fit Pardaillan, à votre air, j’ai vu que vous aviez soif. Dès lors, remplir un verre de cet excellent muscat et vous l’offrir, ce n’est même plus de la politesse, mais un devoir.
– Savez-vous pourquoi je viens?
– Pour me dire que vous avez trouvé un moyen de m’introduire au château et de m’y tenir caché?
– C’est cela même. Et quand vous voudrez…
– Pourquoi pas aujourd’hui?
– Si cela peut vous être utile.
– À moi, non!… Au roi, oui! Vous savez ce que je vous ai dit…
– Eh bien, fit Crillon, ce soir, à la nuit. Trouvez-vous donc sur le coup de six heures devant la porte du château; je me charge du reste.
Le soir, à six heures, c’est-à-dire à la nuit noire en cette saison, Pardaillan soigneusement enveloppé faisait les cent pas devant le porche du château. Bientôt Crillon arriva.
– Nous allons entrer, dit le capitaine.
– Entrons, fit Pardaillan.
– Vous me jurez que…
– Je ne vous jure rien, interrompit Pardaillan. Je vous répète seulement deux choses: la première, c’est qu’on veut tuer le roi; la deuxième, c’est que je ne veux pas qu’on le tue.
– Venez!…
Crillon passa son bras sous celui de Pardaillan, et causant gaiement avec lui, franchit le porche tandis que les sentinelles lui présentaient les armes. Ils montèrent par un escalier dérobé, et au second étage seulement Crillon s’écria:
– Maintenant, nous sommes sauvés.
– Où allez-vous me cacher? demanda Pardaillan.
– Chez Ruggieri, fit Crillon. Vous pourrez vous faire tirer votre horoscope, si le cœur vous en dit.
Pardaillan tressaillit et pâlit un peu, mais répondit avec flegme:
– Ma foi, ce n’est pas de refus; j’ai eu toujours envie de savoir ce qu’on pense de moi au ciel, car d’aller y voir moi-même, je ne crois pas que cela m’arrive de sitôt.
Lorsqu’ils furent arrivés dans les combles, Crillon poussa une porte, et Pardaillan, dans la pièce sévèrement meublée, aperçut l’astrologue qui lisait dans un grand livre à couvercle de bois.
Crillon présenta le chevalier comme son parent, et il ajouta à l’oreille de Ruggieri qu’il comptait fort sur ce parent-là pour le service du roi. Puis il se retira.
Ruggieri avait jeté sur Pardaillan un vif et profond regard. Mais soit que la physionomie du chevalier eût bien changé depuis seize ans, soit que l’âge eût diminué en lui la faculté de se souvenir, il ne reconnut pas l’homme du pressoir de fer… celui dont, jadis, il avait essayé de faire couler le sang pour l’œuvre de transfusion hermétique.
– Venez, monsieur, se contenta-t-il de dire.
Et il le conduisit dans une chambre voisine en lui disant:
– Vous êtes ici chez vous. Cette porte donne sur mon cabinet de travail que nous venons de quitter; celle-ci donne sur le couloir; cette troisième, enfin, est condamnée et donne sur une chambre semblable à celle-ci. À ce propos, si vous tenez absolument à garder le secret rigoureux, je vous engage à ne pas faire de bruit, car justement dans cette chambre, j’ai logé un gentilhomme qui, comme vous, se cache quelques jours dans le château.
Là-dessus, Ruggieri salua et s’en alla.
«Tiens! songea Pardaillan, qui peut être ce gentilhomme qui comme moi a besoin de se cacher ici?»
XXXIII DUCHESSE DE GUISE
La scène qui va suivre se passe dans la nuit du 21 décembre 1588, en cet hôtel si bien gardé où nous avons vu Maurevert assister à une réunion de conjurés. Mais cette fois, ce n’est plus dans les greniers de l’hôtel que nous conduisons le lecteur…
Au premier étage, un de ces immenses salons d’autrefois occupait presque toute la longueur de l’hôtel, avec six fenêtres donnant sur la cour d’honneur. Précédant ce salon, et lui servant pour ainsi dire d’antichambre, se trouvait une pièce de modestes dimensions. C’est là que nous pénétrons, vers dix heures du soir.
Une femme assise dans un fauteuil s’entretenait avec un homme debout devant elle. L’homme venait de fournir une longue course. Ses habits étaient tachés de boue. Il semblait très fatigué.
Cette femme, c’était Fausta.
Cet homme, c’était un courrier qui arrivait de Rome.
Fausta conservait cette physionomie impénétrable qui avait fini par devenir sa vraie physionomie. Mais son regard qui brillait d’un éclat plus fiévreux, une légère rougeur qui couvrait ses joues eussent appris à ceux qui la connaissaient bien quelle profonde émotion elle essayait de cacher. L’homme parlait. Et voici ce qu’il disait:
– Je suis arrivé à Rome le 20 de novembre, porteur de vos instructions orales et écrites. Faut-il vous dire quelles démarches j’ai dû faire?
– Passe, et arrive au principal. Sois bref et clair.
– Ce fut le cardinal Rovenni qui au bout de trois jours m’introduisit auprès de Sixte. Je n’avais pas le choix des moyens et je dus accepter l’aide que m’offrit le traître, dans l’espoir, sans doute, de se réconcilier avec vous.
– Peu importe qui t’a aidé…
– Donc, je vis le pape. Je l’ai vu quatre fois de suite. La première fois, lorsque je lui ai dit que j’étais votre envoyé, il commença par me faire saisir et déclara que ma mort seule était un châtiment suffisant de mon audace. Je fus jeté dans un cachot du château Saint-Ange… Là, Sixte vint me voir le lendemain, et brusquement me demanda ce que la révoltée, rebelle, relapse, hérétique pouvait avoir à lui communiquer. Je lui répondis que j’apportais la paix, mais que je ne dirais rien tant que je serais détenu prisonnier, et que vous représentant, je voulais traiter de puissance à puissance…
– Et que dit alors le vieux gardeur de pourceaux?
– Il me tourna le dos et sortit en disant: «Qu’il crève comme un chien!…» Mais le lendemain, des gardes m’ouvrirent le cachot. Je fus conduis dans un oratoire où Sixte était seul. Il m’examina longtemps, puis d’un ton rude, il me dit: «Parle, tu es libre…» Alors j’exposai votre renonciation. Je répétai vos offres. Il écouta attentivement. Je l’assurai que jamais vous ne reviendriez en Italie, et que vous feriez tous vos efforts pour sauvegarder sa puissance temporelle ou spirituelle. J’ajoutai que j’avais mis en lieu sûr un parchemin signé de vous ratifiant toutes les renonciations que j’énumérais de vive voix… Alors, il me demanda ce que vous attendiez en retour, et je lui répondis: «Une chose unique, une bulle de divorce cassant le mariage du duc de Guise et de Catherine de Clèves…» Il ne parut pas surpris… Il me dit de revenir trois jours plus tard. Au jour dit, je me présentai au Vatican, et je revis Sixte seul à seul… Longtemps il se promena sans me regarder. Puis, tout à coup, il s’arrêta devant moi et me dit: «Où sont ces parchemins que tu dois me remettre?…» Je lui répondis que je les apporterais dès que je serais d’accord avec lui. Alors il ouvrit une cassette, en tira un étui d’argent. De l’étui, il sortit un parchemin et le mit sous mes yeux… C’était la bulle de divorce… Puis il remit le parchemin dans l’étui, et me tendit l’étui en me disant: «Je suis plus confiant que ta maîtresse. Voici ce qu’elle me demande, et ma bénédiction par-dessus le marché. Va me chercher les papiers que tu m’as promis…» Je les sortis de ma poitrine, je mis un genou à terre et les lui tendis en disant: «Je les avais sur moi, Sainteté…» Il sourit, et prenant les parchemins, les parcourut d’un regard indifférent. Mais au soupir qu’il poussa, je vis combien il était heureux… Je sortis alors du Vatican, et bientôt je repris à franc étrier la route de France.