– Eh bien, Majesté, fit Ruggieri en repoussant les papiers qu’il avait devant lui, vous avez vu Loignes? Guéri, bien guéri, tel qu’il était aux jours où il donnait des rendez-vous à Mme la duchesse de Guise, mais avec quelque chose de nouveau dans son cœur: une belle haine bien féroce contre le duc… En vérité, ajouta-t-il plus lentement, si Guise doit mourir bientôt, ce ne peut être que de la main de Loignes…
– Je ne suis venue te parler ni de Loignes ni de Guise, dit sourdement la vieille reine. Ruggieri, on veut tuer le roi!…
– Et cela vous étonne, madame?…
– On veut me tuer mon fils, reprit la reine en frissonnant. Pourquoi ne cherche-t-on pas à me percer le cœur?… Tu le sais… mon fils, c’est ma vie. J’ai pleuré, j’ai versé plus de larmes que la dernière des malheureuses dans sa chaumière. Mais j’avais une consolation. Si on me tue mon Henri, qu’est-ce que je vais devenir, moi?
Ruggieri s’était levé et se promenait, la tête penchée.
– Les misérables! continua Catherine avec un accent sauvage. Ils n’ont jusqu’ici frappé que la reine. S’ils osent s’en prendre à la mère, je veux que dans les siècles on se rappelle avec épouvante la vengeance de Catherine, mère d’Henri!… Ruggieri, ce sont les Guises, vois-tu. Quel cauchemar! Lorraine et Béarn sont deux fantômes qui assiègent mes derniers ans… Malheureuse! Jusqu’ici, du moins, je n’avais qu’un trône à défendre, et maintenant, c’est la vie de mon fils qui est menacée!…
– Je ne crois pas, dit Ruggieri, que le roi de Navarre veuille recourir à de tels moyens: il a la partie trop belle!…
– Ce sont les Guises, te dis-je… J’en suis sûre!… Ils ont armé contre Henri le bras d’un moine…
– Un moine?…
– Oui. Un Jacobin. Le moine devait frapper aujourd’hui. Il n’a pas osé peut-être. Mais une autre fois, il osera! Et si ce n’est lui, ce sera quelque autre… Mais ce n’est pas cela qui m’épouvante le plus… Ruggieri, ce moine, ce Jacobin porte un nom qui me ramène au passé… nom que je crois avoir entendu et prononcé moi-même… Où?… Quand?… Ta mémoire, ton admirable et féconde mémoire va m’aider.
Ruggieri, étonné, considérait la vieille reine qui froissait dans ses mains pâles la lettre dénonciatrice.
– Ce moine, reprit-elle brusquement, s’appelle Jacques Clément… Ce nom, Ruggieri, ce nom ne te dit-il rien?…
L’astrologue tressaillit. Son visage devint plus pâle. Ses yeux lancèrent un éclair qui s’éteignit aussitôt. Il se rapprocha de la reine et lui tendit la main, se pencha sur elle, et d’une voix où il y avait de la terreur et de la pitié:
– Vous dites que cet homme qui veut tuer votre fils s’appelle Jacques Clément?
– Oui, balbutia Catherine, c’est bien là son nom…
Ruggieri lâcha la main de la reine, se recula, se croisa les bras, et murmura sourdement:
– En ce cas, madame, vous avez raison d’avoir peur!… Oui, l’heure est venue pour vous de trembler, et pour le roi de se garder!… Tremblez, Catherine! Organisez autour de vous-même et de votre fils une incessante surveillance! Faites goûter devant vous le vin, l’eau, le pain, le fruit qui vous sont destinés, à vous ou au roi! Faites surveiller toute personne qui vous approchera, vous ou le roi! ou plutôt, que nul ne vous approche, si ce n’est vos plus fidèles serviteurs! Et encore!
– Ruggieri, Ruggieri, tu m’épouvantes!… Cet homme!… Oh! cet homme!… qui est-ce?…
– Je vous épouvante, Catherine. Dans un instant, vous serez plus épouvantée encore. Car vous allez savoir! Car cet homme ne vient au nom ni des huguenots ni des Lorrains, il vient en son propre nom! Car cet homme, puisqu’il vécut, a fait d’avance le sacrifice de sa vie, et rien au monde ne pourra l’empêcher de frapper s’il peut vous rejoindre, vous ou le roi!… Car cet homme, madame, vient pour venger sa mère martyrisée et tuée par vous!… Catherine, rappelez-vous! L’amant d’Alice de Lux s’appelait Clément! Et Jacques Clément, c’est le fils d’Alice de Lux!…
La reine demeura immobile, les yeux exorbités, les mains jointes nerveusement, comme si elle eût vu tomber la foudre à ses pieds. Puis elle poussa une espèce de soupir rauque et râla:
– Le fils d’Alice de Lux!… mon fils condamné!…
Alors, avec un gémissement, elle leva les bras au ciel et, à pas tremblants qui voulaient en vain se hâter, elle gagna la porte et disparut.
Ruggieri était demeuré à la même place et méditait. Au bout de quelques minutes, il ouvrit une petite boîte dans laquelle se trouvaient quelques pilules – probablement une substance fortifiante qu’il avait composée – et il en avala une. Puis il s’enveloppa d’un manteau et descendit.
Dans le grand vestibule de l’hôtel, une trentaine de gentilshommes bavardaient et riaient tandis que, dans la cour, des gardes montaient leur faction. Lorsque Ruggieri traversa le vestibule, les rires cessèrent. Il traversa les groupes devenus soudain silencieux et qui s’écartaient de lui.
Ruggieri, sans daigner s’apercevoir de l’impression qu’il produisait, cherchait des yeux quelqu’un dans cette foule, et ayant enfin aperçu Chalabre, marcha droit à lui et lui dit:
– Monsieur de Chalabre, je voudrais vous parler, ainsi qu’à vos deux amis.
– À vos ordres, seigneur.
Il suivit donc l’astrologue en faisant signe à Sainte-Maline et à Montsery de l’accompagner. Dans la rue, les trois jeunes gens rejoignirent Ruggieri qui s’arrêta:
– Messieurs, dit-il, je pense que vous êtes dévoués à Sa Majesté le roi… Je sais que vous êtes de ses plus fidèles… Je sais aussi que vous êtes braves, hardis, et que vous n’avez pas peur, à l’occasion, de trouer une poitrine humaine…
– Quand c’est pour le service du roi, firent les trois spadassins en s’inclinant.
– Justement, reprit vivement Ruggieri, c’est de cela qu’il s’agit… Messieurs, voulez-vous sauver le roi? Un grand danger menace Sa Majesté… un homme est venu à Chartres, dans l’intention…
– De tuer le roi! interrompit Sainte-Maline. Nous le savons.
– Et Sa Majesté vient de nous charger de retrouver cet homme! ajouta Montsery.
– C’est cela même, fit Chalabre.
– Voilà qui simplifie beaucoup ce que j’avais à vous dire, reprit Ruggieri avec un geste de satisfaction. Messieurs, il faut que ce moine meure!
– C’est ce qui se fera dès que nous aurons mis la main sur lui, seigneur astrologue, dit Sainte-Maline.
– Toute la question est là, dit Ruggieri. Connaissez-vous ce moine? Comment allez-vous le retrouver? Par où allez-vous commencer vos recherches? Comment vous y prendrez-vous pour qu’elles aboutissent dès aujourd’hui… s’il n’est pas trop tard… si ce moine n’est pas déjà sur la route de Paris?…
Les trois jeunes gens se regardèrent. Ces questions de Ruggieri répondaient en effet à leur préoccupation.
– Nous étions en train de dresser notre plan de campagne, dit Chalabre, quand vous m’avez abordé. Auriez-vous un bon renseignement à nous donner?